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« Elle s’appelait comment ? me demande-t-elle.

— Qui ça ?

— La femme. N’importe quelle femme. Une des femmes. »

Je rougis. Je regarde par terre, puis relève les yeux vers elle. Elle m’a rappelé Alison Koechner à première vue, mais c’est le nom de Naomi qui me vient. Je le murmure. « Naomi. »

Sandy se penche en avant et m’embrasse, et je lui retourne son baiser, en me pressant contre elle, emballé par mon ardeur pour l’enquête, qui accélère et se mue en cette autre sensation, cette sensation euphorisante et terrifiante – pas l’amour, mais la chose qui y ressemble – les corps s’élevant l’un vers l’autre, les terminaisons nerveuses qui s’ouvrent et se cherchent – une sensation dont je sais, alors même qu’elle coule dans mes veines et mes articulations, que je ne l’éprouverai sans doute plus jamais. C’est la dernière fois, pour ça. Sandy sent la cigarette et la bière. Je l’embrasse, fort, longtemps, puis nous nous détachons l’un de l’autre. La lune, levée, pleine, éclatante, entre dans le camping-car par la fenêtre de la kitchenette.

Billy est là. Il regarde en silence, en tenant le poulet par son moignon de cou, le corps dodu pivotant sous son poing, une vapeur montant du corps encore chaud de l’animal. Il a retiré son tablier, et son cou et ses épaules sont nappés de sueur, son torse nu est éclaboussé de sang, du sang aussi sur l’ourlet de son caleçon. Il sent le charbon et la terre.

« Billy… » dis-je, et Sandy frissonne légèrement à côté de moi, à cause de l’alcool ou de la peur, je ne sais pas. Quelle absurdité, si je meurs là, tout de suite, si c’est le bout du chemin, quelle idée ridicule, mourir à J moins cinq, d’un coup de fusil, à cause d’un triangle amoureux.

« Reste encore une demi-heure, lâche-t-il. Reprends du poulet, va.

— Non, merci.

— T’es sûr ? »

Sandy traverse l’espace exigu de la kitchenette pour aller le prendre par la taille, et il lui rend son étreinte tout en tenant le poulet à bout de bras.

« Je vais le plumer. »

Je pourrais rester, vraiment. Je crois qu’ils voudraient bien de moi. Je pourrais m’installer un coin à moi, à côté du Highway Pirate, m’y faire tout petit et attendre que les choses se passent.

Mais non, ce n’est pas… ça ne va pas arriver.

« Merci. Franchement. » Des faits nouveaux. Des possibilités nouvelles. « Merci beaucoup. »

Troisième partie

Joy

Samedi 29 septembre

Ascension droite : 16 53 34,9

Déclinaison : − 74 50 57

Élongation : 82,4

Delta : 0,368 ua

1

De la manière dont je vois les choses, si Cortez a correctement analysé la mécanique en jeu dans le garage du commissariat et que c’est bien une épaisse cale en béton qui est enfoncée dans ce sol comme un bouchon dans une bouteille, alors ils ne peuvent pas avoir fait cela eux-mêmes. Quelqu’un est passé après que Nico et sa bande sont descendues, et si l’on présume que tout le monde est descendu ensemble, alors c’est quelqu’un d’extérieur – quelqu’un qui a été engagé et payé pour ce boulot, embauché pour sceller la tombe.

Et voilà que j’apprends l’existence d’un chantier de bétonnage récemment exécuté dans les environs, l’existence d’un groupe d’hommes offrant leurs services pour toutes sortes de petits boulots, mais plus particulièrement spécialisés dans le travail du béton.

Il ne m’en faut pas davantage. Me voilà reparti, roulant vers le sud sur la Route n° 4, au milieu de la nuit. « Entre trente et cinquante bornes, m’a dit Billy. C’est là que commencent les terres des fermes amish, les étals de fruits et tout ça. Tu peux pas le rater. »

Houdini est dans la remorque et ma grosse Eveready, scotchée au guidon, projette un faisceau tressautant sur la chaussée devant nous.

Tout en pédalant, j’imagine l’inspecteur Culverson riant doucement de moi et de ma logique de jeune flic plein d’ardeur. Je le vois, sur la banquette d’en face dans notre coin du Somerset Diner, me regarder, tranquillement amusé, en faisant rouler son cigare d’un coin à l’autre de sa bouche. Je l’entends sonder les trous dans ma théorie comme si c’était une dent branlante.

Il pose ses questions précises de sa voix douce, roule des yeux en direction de Ruth-Ann, la serveuse, qui se joint à lui pour se moquer de ce bon vieux Hank Palace avant d’aller refaire du café.

Mais le Somerset Diner a fini par fermer, et Culverson et Ruth-Ann sont là-bas, à Concord, et moi je n’ai plus nulle part où aller sinon droit devant, ce qui fait que je suis là : Route 4 vers le sud en direction du « bas du comté ». Je m’accorde un peu de sommeil sur une aire de repos désertée, déroulant mon sac de couchage sous une carte de l’État d’Ohio, vous êtes ici, l’alarme de ma Casio réglée sur 5 heures.

Quand Sandy m’a demandé un nom, j’ai dit « Naomi » sans réfléchir – même si Alison Koechner est la fille que j’ai aimée le plus longtemps et Trish McConnell celle que j’ai abandonnée, j’ai dit « Naomi » tout de suite.

Je pense à elle dans les plages de calme, ces moments dégagés par l’absence de télévision, de radio et du tumulte de la compagnie humaine normale, les moments qui ne sont pas comblés par des raisonnements d’enquêteur ni par le discret roulement de tambour de la peur.

J’ai rencontré Naomi Eddes au cours d’une enquête, et essayé de la protéger sans y parvenir. Une nuit ensemble, c’est tout ce que nous avons eu, c’est à peu près ça : un dîner chez Mr. Chow, thé au jasmin et nouilles sautées, puis chez moi, et c’est tout.

Parfois, quand je ne peux plus m’en empêcher, j’imagine comment les choses se seraient terminées pour nous, sans cela. Des avenirs possibles font surface comme des poissons remontés des profondeurs : comme des souvenirs d’événements qui n’ont jamais pu se produire. Nous aurions pu être un jour une de ces heureuses familles de sitcom, joyeusement bordéliques, avec un alphabet aimanté multicolore tout en désordre sur la porte du frigo, avec les corvées du quotidien et le jardinage, les enfants que l’on accompagne à la porte le matin. Des conversations murmurées tard le soir, quand nous aurions été les seuls de la maisonnée à ne pas dormir.

Inutile de s’attarder là-dessus.

Ce n’est pas seulement le présent d’une personne qui meurt avec elle, quand elle est assassinée, noyée ou qu’un rocher géant lui tombe sur la tête. C’est le passé, aussi, tous les souvenirs qui n’appartenaient qu’à elle, ce qu’elle a pensé et jamais dit. Et tous ces futurs possibles, tout ce que la vie lui aurait réservé. Le passé, le futur, le présent, tous brûlés ensemble comme un fagot.

Le scénario le plus probable, cependant, toutes choses étant égales, si Maïa n’avait jamais obscurci le ciel : j’aurais simplement fini seul. Comme l’inspecteur Russel : un bureau propre, pas de photos, carnet ouvert, empilant les heures. Inspecteur consciencieux à quarante ans, vieux sage du service à soixante, débris docile à quatre-vingt-cinq, ruminant encore des affaires résolues ou non des années plus tôt.

* * *

Tous les étals installés en bord de route par les amish se ressemblent : des caisses en bois qui grincent, des paniers vides. Les fruits et légumes, bien évidemment, sont de l’histoire ancienne. Idem pour les tartes et les gâteaux ; le miel amish, le fromage amish, les bretzels amish.