Sur une quinzaine de kilomètres, j’ai l’impression d’en voir des dizaines, et chaque fois je descends de vélo pour chercher soigneusement la moindre trace de bétonnage. À un endroit, de minces poteaux cylindriques soutiennent un auvent en bois ; à un autre, de jolies marches arrondies relient les présentoirs extérieurs à la petite boutique. Encore et toujours, mon corps endolori descend de la bicyclette, la cale sur sa béquille, et se met à quatre pattes pour scruter un terrain abandonné, à la recherche d’un logo rouge tout simple, le mot joy. Encore et toujours, Houdini saute de la remorque et farfouille à mes côtés comme s’il savait ce que nous cherchons – et nous passons ensemble devant des paniers d’osier vides et des carnets de fin papier à reçus.
Une journée entière comme ça. Presque toute une journée gâchée, à ne rien trouver, puis vient la fin de l’après-midi, et chaque fois que je remonte en selle je me dis : peut-être que c’est tout, peut-être que je n’irai pas plus loin, mais je ne peux pas faire demi-tour ; imagine, si je rentrais les mains vides ? J’ai mal partout, je crève de faim, les repas de poulet sont déjà un lointain souvenir et toutes ces enseignes délavées, décorées de tartes et de bretzels, n’arrangent rien.
« Bon, dis-je à Houdini lorsque j’en suis à la sixième, la huitième ou la centième de ces petites échoppes abandonnées. Alors, on fait quoi, maintenant ? »
Il y a Cortez, à Rotary, qui m’attend avec impatience, assis en tailleur sur une trappe secrète : Alors ? Il y a l’inspecteur Culverson, au Somerset, souvenir bénit, tirant avec ironie sur son cigare. Ne me fais pas dire que je te l’avais bien dit, Stretch.
Sauf que tout à coup, voilà – cinq cents mètres plus loin sur la Route n° 4, alors qu’il reste juste assez de jour pour que j’y voie clair –, voilà. Ce n’est pas une marque en creux sur un poteau planté en terre, tout compte fait, ni au bas d’une marche, mais deux mots au-dessus de ma tête, inscrits sur un immense panneau, tout là-haut, en lettres rouges hautes de trois mètres. joy farms.
Et puis, en dessous, en lettres plus petites : fermé, plus personne ici. Et encore en dessous : jésus = le salut.
Il y a aussi un petit étal au pied du panneau, et quelques minutes d’investigation me suffisent pour trouver un étroit chemin, perpendiculaire à la route, qui s’en va dans les champs de maïs. Je m’arrête, regardant tour à tour le panneau et la route, puis je souris, tout simplement, je souris jusqu’à en avoir les joues crispées, rien que pour ressentir ce que ça fait, ne fût-ce qu’une seconde. Ensuite, j’engage mon vélo dans le chemin.
Au bout de quelques centaines de mètres à serpenter entre les rangs de maïs, ce chemin devient un sentier, et quand il diminue encore il devient impraticable pour la remorque, si bien que je sors mon couteau suisse et me sers de la clé pour la détacher. Je laisse le chariot derrière moi et continue de rouler, de plus en plus loin entre les champs. Au bout de dix minutes, un quart d’heure, les nuages se disloquent et commencent à m’inonder le front. Mes roues deviennent glissantes sur le sentier mouillé. Je plisse les paupières, m’essuie les yeux, les essuie encore, je pédale avec davantage de prudence, ralentis. La sente étroite serpente encore dans le maïs jusqu’à ce que je me retrouve à un croisement, puis un autre. Je choisis mon itinéraire au hasard, et comprends au bout d’un moment que je suis perdu dans un dédale de chemins de terre. Il pleut à verse, maintenant, ce qui contribue à m’égarer. Je me dresse en danseuse sur les pédales et me penche un peu en avant, en tâchant de protéger Houdini avec mon corps – Houdini qui a trouvé le moyen de s’endormir. Je continue, de plus en plus loin sur un chemin couvert de gravier, et c’est dur, il pleut des cordes, les gouttes traversent mes sourcils et me détrempent les joues, l’espace d’un instant je tourne les yeux vers les cultures de maïs noyées, et quand je regarde à nouveau devant moi il y a un homme, grand, large d’épaules, coiffé d’un chapeau noir, à cheval, en plein milieu du chemin, des rideaux de pluie s’ouvrant en deux sur son visage, un fusil de chasse braqué sur moi.
Je lui dis bonjour.
Il tire un coup en l’air.
J’ai un mouvement de recul et je braque le guidon vers la droite, ce qui me fait sortir du chemin pour m’échouer dans les tiges de maïs. Je me débarrasse du vélo, Houdini saute du panier. Je pars en courant, les mains sur la tête. Encore deux coups de fusil. Chacun émet une détonation puissante, ka-boummm, comme s’il me tirait dessus avec un canon.
« Arrêtez ! je crie depuis le sol, les mains plaquées des deux côtés de la tête. Arrêtez, je vous en supplie ! » Je rampe entre les tiges et les rideaux de pluie. Le cœur battant à tout rompre. Le chien se met debout en trébuchant, trempé par la pluie, regarde autour de lui et se met à aboyer.
La fusillade a cessé. Je suis au sol. Je ne suis pas touché, pas blessé, trempé de pluie, à demi dissimulé par les rangs de maïs. Je vois les sabots du cheval avancer vers moi en soulevant des gerbes d’éclaboussures.
« Partez, me lance l’inconnu.
— Attendez.
— Partez tout de suite. »
J’attrape le tee-shirt blanc sur lequel Houdini était couché dans le panier et l’agite en l’air pour signaler ma reddition, la paix, attendez une seconde, bon sang. Les sabots approchent toujours plus vite, coupant à travers les rangs de maïs – Houdini aboie après la masse prodigieuse du cheval.
« Attendez », dis-je de nouveau, et je lève les mains devant mon visage en comprenant ce qui se passe, mais c’est trop tard : cheval et cavalier sont juste au-dessus de moi, et un sabot antérieur, énorme, traverse le ciel pour venir me frapper au flanc, dur comme un fer à repasser. Pendant une seconde ou deux, je ne sens rien, puis soudain tout, une gerbe d’étincelles de douleur éclate dans mon corps entier, et je suis en mouvement, je me retourne comme une crêpe, d’un coup, sur le ventre.
Mon front atterrit dans la boue, je suis comme la fille dans la clairière, cette fille morte que nous avons trouvée et qui en fait ne l’était pas, morte.
Comment s’appelait-elle, déjà ? Lily. Elle s’appelait Lily. Non… c’est… attendez… qu’est-ce que c’était… il fait sombre, ici. J’ai un goût de terre dans la bouche. Je perds connaissance. Je me sens partir. Je serre les dents pour repousser les ténèbres. J’entends le chien aboyer, hurler, et la pluie tambouriner tout autour de nous.
La douleur m’assaille de nouveau et je hurle, mais le cavalier ne peut pas m’entendre : il est tout là-haut, Zeus en selle, et moi tout en bas, la tête en pleine confusion, je ne suis qu’une pulsation de douleur. Je me force à me retourner, lève mes yeux clignotants vers le ciel sombre empli d’orage. L’homme au chapeau noir a le fusil dans une main, les rênes dans l’autre, on dirait une peinture de scène de bataille, la charge de la cavalerie, les cavaliers vengeurs.
J’essaie de dire : « Je m’appelle Palace », juste en remuant les lèvres. Ma langue pend librement, la pluie me tombe dans la bouche et je pense à ces dindons dont on entend parler, qui meurent noyés, le regard fixe et idiot, le bec ouvert, sous la pluie. Le cheval, agité, piétine d’avant en arrière, l’homme le retient avec les rênes. Mon chien tournicote confusément autour des jambes du grand animal. Des lumières minuscules et folles explosent sur l’horizon noir de ma vision, et ma bouche reste béante, la pluie s’y engouffre.
Je tente encore d’articuler des mots, et je renonce : je ne peux pas parler.
Mon agresseur, l’amish au chapeau noir, est en train de dire à son cheval : « tout doux, mon grand, tout doux », puis il se laisse glisser de la selle et ses pieds touchent le sol devant mes yeux. Je contemple ses bottes. Je ressens une mollesse nouvelle dans mon flanc. Une côte cassée. Peut-être plusieurs.