« Vous devez partir », me dit l’homme en s’accroupissant. Son visage envahit mon champ de vision. De grands yeux, un collier de barbe noir parsemé de gris.
« Il faut juste que je vous pose quelques questions », dis-je, du moins j’essaie – je ne sais pas si j’y arrive ou non, ma voix gargouille.
L’homme recule son torse, se lève, bien droit. En plus de son fusil, il a une fourche accrochée dans le dos. Un long manche en bois, trois pointes : un outil simple et brutal. Il me domine de sa hauteur, et on dirait Satan : la barbe, la fourche, le regard ardent. Tout ce que je veux, c’est lui poser quelques questions. J’ouvre la bouche, elle s’emplit aussitôt de sang. Le sang me coule sur toute la figure ; j’ai dû m’ouvrir le front sur un caillou. C’est une mauvaise nouvelle. C’est un problème. Du sang sur le visage venant d’une coupure au front, du sang remontant et menaçant de me noyer de l’intérieur. Du sang sur les couteaux et dans l’évier.
L’homme retire la fourche de son dos, me donne un petit coup dans la poitrine, du bout d’une des pointes recourbées, tel un flic secouant un poivrot. C’est sûr que j’ai plus d’une côte cassée. Je les sens qui me griffent les entrailles comme des doigts crochus.
« Il faut que vous partiez, insiste-t-il.
— Mais attendez, parviens-je à souffler en levant les yeux vers lui. Attendez. J’ai besoin que vous répondiez à quelques questions.
— Non. » Il se rembrunit encore. La pluie dégouline des bords de son chapeau. « Non.
— Je cherche un homme, ou des hommes, qui…
— Non. Stop. »
Il me pousse une fois de plus du bout de sa fourche, en plein torse, et la douleur danse dans ma cage thoracique et me remonte au cerveau comme un éclair de foudre. Je m’imagine épinglé au chemin, me tortillant comme un insecte. Et pourtant je parle, je continue de parler, je ne sais même pas pourquoi.
« Je cherche quelqu’un qui a réalisé un travail de bétonnage.
— Vous devez partir. »
L’homme commence à marmonner pour lui-même dans une langue étrangère. Du suédois ? Non. J’essaie de me remémorer ce que je sais sur les amish. De l’allemand ? Il incline la tête, joint les mains et continue d’émettre un flot de paroles bas et guttural, et pendant ce temps je me hisse sur mes pieds avec effort, la tête me tourne, je retombe.
J’ai les yeux pleins de sang, que j’essuie avec mes mains. Je me penche en avant et prends quelques respirations horribles, la gorge sèche comme de la laine de verre, l’estomac serré par des spasmes successifs. Je me demande où sont les Asiatiques, ses employés ou amis. Je secoue la tête pour tenter de m’éclaircir les idées, et suis récompensé par une nouvelle pulsation de douleur qui me désoriente.
« Je cherche des hommes qui ont fait un travail de bétonnage dans un commissariat, à Rotary. » Je parle lentement, un mot après l’autre, tandis que le sang coule des commissures de mes lèvres, comme si j’étais un monstre qui vient de dévorer une proie.
L’amish ne me répond pas, il continue de parler à ses mains jointes. Il prie, à moins qu’il soit fou, peut-être qu’il parle juste tout seul, qu’il canalise des voix venues d’ailleurs. Il semble être tout au bord de quelque chose. Il est grand et solidement bâti. Un torse large qui paraît construit avec de larges poutres en bois. Barbe épaisse, cheveux gris épais sous le chapeau. Un cou fort et large. Visage sévère et ridé, le visage d’un roi souterrain dans un conte pour faire peur aux enfants.
La pluie s’abat toujours en rideaux mouvants, qui lui fouettent le visage. La fourche tremble dans son poing serré.
« Pitié, dis-je, mais il abaisse la fourche et lève le fusil.
— Pardon, souffle-t-il. Doux Jésus, pardonnez-moi. »
J’enfonce le menton dans ma poitrine, bouge la tête pour esquiver le canon. Même maintenant, même encore, la mort me fait peur. Même maintenant. Je la flaire, l’odeur aigre de ma terreur, qui flotte autour de moi comme un brouillard.
« Doux Jésus, pardonnez-moi », répète-t-il, et je suis à peu près sûr que ce n’est pas à moi qu’il demande le pardon, il ne dit pas « Doux Jésus » simplement pour renforcer son propos. Non, il demande à Jésus de le pardonner, pour ce qu’il a fait, pour ce qu’il s’apprête à faire.
« Monsieur, dis-je le plus rapidement et le plus clairement possible, ma sœur a disparu. Il faut que je la retrouve. C’est tout. Il faut que je la retrouve avant la fin du monde. »
Ses yeux de vieillard s’agrandissent, et il s’accroupit pour approcher son visage tout près du mien. Pose son fusil, et essuie prudemment le sang de mes yeux avec ses doigts.
« Il ne faut pas prononcer ces mots-là. »
Je suis perdu. Je tousse du sang. En cherchant Houdini du regard, je le repère un peu plus loin dans le maïs, trébuchant et se relevant, trébuchant et se relevant, s’ébrouant pour chasser la pluie de son pelage sale.
Le grand homme s’approche de sa sacoche de selle, la déboutonne et en sort un pochon. Il le vide de son contenu : des briquettes de charbon, qui tombent sur le gravier du chemin avec un bruit de crottin de cheval.
« Monsieur ? »
Il élève le sac au-dessus de moi, et j’ai un mouvement de recul. Quelle expression archaïque, « sacoche de selle ». Quand l’ai-je même apprise ? Le monde est devenu bien étrange.
« Il ne faut pas, il ne faut jamais prononcer ces mots-là », insiste l’homme, après quoi il me passe le sac sur la tête et l’attache serré.
Le grand amish au cou épais ne me tue pas. J’endure un long moment de terreur à attendre le coup de grâce, couché par terre, la tête emprisonnée dans le sac, dans les ténèbres. Par-dessus le bruissement de la pluie, je l’entends se déplacer, faire des allers-retours entre son cheval et moi, le choc sourd de ses bottes sur le chemin… il pose son fusil et sa fourche, il prend des choses dans ses sacoches.
J’ai les bras ligotés pas très serré derrière moi, poignet contre poignet. Ses mains se glissent sous mes aisselles, me soulèvent comme un pantin brisé et me posent sur mes pieds. Il me pousse dans une direction, et nous nous mettons en marche. Nous avançons à travers champs, en broyant sous nos pieds des petits tas glissants de feuilles à demi pourries. Des tiges mortes me griffent les jambes et les mains.
« Je vous en prie, dit mon ravisseur chaque fois que je glisse ou trébuche, en me poussant dans le dos, sans ménagement, avec ses mains fortes. Continuez d’avancer. »
Je suis pris au piège dans l’épaisse odeur rance des briquettes, et la toile du sac me gratte le visage et le crâne. Le tissu ne suffit pas à m’aveugler entièrement. J’entraperçois de temps en temps le champ de maïs, des miroitements de clair de lune qui passent à travers la trame.
Il se peut que ce soit le même homme, celui que m’a décrit Sandy, ou non. Combien d’amish costauds peut-il y avoir, avec une barbe noire grisonnante, ici, dans « le bas du comté », occupés à protéger leur ferme contre les inconnus passant sur la route ? Quelles sont les chances que ceci soit le bon endroit, le bon bonhomme, qu’il soit en mesure de répondre à mes questions ? Quelles sont les chances qu’il soit sur le point de me trouer la peau et d’abandonner mon corps dans un champ en friche ?
« Monsieur ? »
Je tourne légèrement la tête sans cesser de marcher. Comment même poser la question ? Par où commencer ?
Mais il émet un bruit rude à consonance germanique pour me faire taire, un genre de ekh, et répète ce qu’il m’a déjà dit : « Continuez d’avancer. »