J’avance en titubant sous la pluie froide, sous mon masque de ténèbres.
J’entends un jappement bref et nerveux, juste derrière moi, à hauteur de taille. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il portait le chien. Je me tortille dans mes liens, essaie d’écarter mes poignets l’un de l’autre.
« Si…
— Taisez-vous.
— Si vous me tuez, alors s’il vous plaît… » Je n’arrive pas à le dire. « Je vous en prie, occupez-vous de mon chien. Il est malade. »
L’homme ne m’écoute pas. « Taisez-vous. Il faut vous taire. »
Nous continuons ainsi pendant près d’une demi-heure. Je perds la notion du temps. Je suis noyé dans la douleur de mes côtes cassées, celle de ma coupure au front, noyé dans l’inquiétude, le noir et la confusion, tandis que je piétine à travers champs sous la menace d’un fusil. Je m’attends sans cesse à ce que l’amish s’arrête et m’ordonne de me mettre à genoux. Je pense à Nico, à Sandy et Billy, puis à McConnell et à ses enfants, là-bas à Police House, en train de faire des puzzles, de pêcher du poisson pour le dîner. J’aurais dû rester avec eux. J’aurais dû rester au commissariat avec Cortez ; rester avec Naomi Eddes chez Mr. Chow, à flirter autour d’un plat gras de nouilles sautées. Les endroits où j’aurais dû rester ne manquent pas.
« Monsieur ? »
Enfin, nous nous arrêtons, et j’essaie de nouveau. « Monsieur ? »
L’homme ne me répond pas. De là où il se tient, à quelques mètres de moi, m’arrive un bruit nouveau, un cliquetis de chaîne. En plissant les paupières, j’arrive à distinguer des formes vagues à travers le sac.
Il nous a emmenés jusqu’à un édifice… une maison ? Je reste debout sous la pluie, à attendre en grelottant. Puis le bruit reconnaissable d’une porte rouillée que l’on ouvre. Une porte énorme. Ce n’est pas une maison. C’est une grange.
Il me reprend sous les bras, ferme mais pas rude, me soulève et me déplace en avant, vers l’intérieur. L’odeur est immédiate et très claire : crottin de cheval et vieille paille tiède. Il repose au sol mon corps blessé et épuisé, puis ligote mes chevilles comme il l’a fait de mes poignets.
« Monsieur ? » dis-je et tournant la tête en tout sens, cherchant son visage à travers la toile de jute.
Il est reparti. Vers la porte.
« Je ne veux pas vous prendre votre ferme, je ne veux rien à manger. Vous m’entendez ? Je ne suis pas ce genre d’intrus. Monsieur ?
— Pardon », dit-il à mi-voix, presque en chuchotant, et c’est comme tout à l’heure : ce n’est pas à moi qu’il parle. Ce n’est pas mon pardon à moi qui l’intéresse.
Je titube en rond, comme un animal effarouché, aveuglé et entravé. Je me mets à tousser, et sens le goût de ma propre salive, la chaleur de l’intérieur du sac. « Ne me laissez pas ici. Je vous en supplie, ne faites pas ça.
— Je vous apporterai à manger, me dit l’homme. Si je peux. Ça ne sera peut-être pas possible. »
Une terreur brûlante, maintenant : panique, peur et confusion. Je me sens comme un homme pris au piège dans les décombres d’un immeuble effondré. Si le vieux me laisse ici, alors c’est fini, mon enquête prend fin immédiatement et je ne saurai jamais quel sort a connu ma sœur. L’astéroïde va entrer en collision avec la Terre et me surprendra en train de perdre mon temps, encapuchonné et affamé, dans une vieille grange.
L’homme revient s’agenouiller à côté de moi, et je me crispe en sentant quelque chose se presser contre ma tête. C’est une lame de couteau : il est en train de retirer le sac, comme si j’étais un bébé né coiffé. Le monde se révèle un peu plus visible que quand j’étais encapuchonné, mais pas beaucoup plus. Une grange au clair de lune, sombre, pleine de toiles d’araignée, chaude. L’odeur des chevaux et de leur crottin. J’inspire longuement, trois fois, avec difficulté, et je me trouve face au visage de l’homme, que je regarde droit dans les yeux.
« Vous ne pouvez pas m’abandonner ici.
— Plus que quatre jours, me répond-il en pointant le doigt vers le ciel. Plus que quatre jours. »
Il dépose doucement le chien à mes pieds. Houdini se met aussitôt à laper l’eau sale d’une flaque.
« Ayez pitié. »
Il passe la main sur son visage, m’observe d’en haut, moi qui suis à terre. « C’est ce que je fais. »
Sur ces mots, il s’en va. Le cliquetis de la chaîne, qui ferme la porte. Le craquement distinct des bottes de l’amish dans le champ de maïs, s’estompant à mesure qu’il s’éloigne.
2
Le silence de la campagne. Le noir de la campagne.
Ne t’endors pas, Henry. Ne t’endors pas.
C’est la première chose. La première chose est tout simplement de rester éveillé. La deuxième, c’est de garder le sens de la perspective. Survivre à des conditions difficiles, comme je l’ai découvert, dépend très souvent de cette capacité. La dernière fois que je me suis trouvé dans une situation comme celle-ci, livré ainsi à moi-même, je n’avais pas reçu un coup de pied de cheval : je m’étais pris une balle. Une balle de sniper dans le haut du bras droit, qui a rompu l’artère brachiale, et c’était mal parti, très mal parti. Je perdais mon sang dans un fortin en regardant la nuit tomber, jusqu’au moment où ma sœur est arrivée à la rescousse à bord d’un hélicoptère, je vous demande un peu, les pales tournoyant dans le coucher de soleil, et le gros engin est descendu me chercher.
Cette fois-ci, elle ne viendra pas. Bien sûr que non. C’est moi qui suis censé aller la sauver.
La première étape est facile. Maintenant que je n’avance plus à marche forcée dans un champ sous la pluie, maintenant que je ne suis plus aveuglé par un sac et que je peux me concentrer, cinq minutes me suffisent pour écarter suffisamment les poignets, atteindre les nœuds avec mes longs doigts, les triturer jusqu’à ce qu’ils se desserrent et libérer mes mains. Encore deux minutes et mes jambes sont libres aussi, si bien que je peux me lever et déambuler d’un pas hésitant dans la grange.
Où l’ont-ils déniché ? me dis-je soudain. L’hélico. Cette question troublante apparaît comme elle l’a déjà fait plusieurs fois, flottant dans les airs sans avoir été sollicitée, tel un fantôme rieur… si ce sont de tels crétins bons à rien, les potes de Nico, si ce sont de doux rêveurs pourchassant leur idée illusoire de dévier l’astéroïde comme des enfants jouant à se déguiser… où ont-ils donc dégoté un hélicoptère, bon sang ? Et comment ont-ils obtenu l’accès à Internet que Jordan m’a laissé utiliser, ce fameux soir à Concord ? Le soir où il m’a regardé, moqueur et condescendant, en me disant que j’étais loin de tout savoir. Que Nico était loin de tout savoir…
Laisse tomber. Allez, Palace, oublie. Reste concentré sur l’objectif. Ça n’a plus d’importance maintenant, évidemment. Pour l’instant, j’ai du boulot. Il faut que je sorte de cette grange.
Je marche un peu, fais quelques tours des lieux sur mes jambes branlantes, en reniflant dans les coins comme un animal, pour avoir une bonne idée de là où je suis. Bon, c’est une grange, voilà tout, une grange comme toutes les granges. Une vaste pièce abandonnée et pleine de courants d’air, mesurant peut-être dix mètres sur vingt, et divisée en trois sections : une zone d’alimentation à chaque bout, où les bêtes recevaient leur pâtée ou leur fourrage, et au milieu la zone plus petite pour stocker la paille. Des murs de planches, vieilles mais robustes, bien jointoyées. Un toit pointu. Au mur, des râteliers où étaient jadis suspendus des outils. Une échelle à six degrés plats, permettant de rejoindre un grenier. Je m’arrête et respire, une main sur le nez. L’humidité fétide des lieux me donne l’impression que quelqu’un d’autre est enfermé avec moi, comme une présence collante et lugubre qui me suivrait pas à pas.