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Les animaux qui ont un jour résidé ici, quels qu’ils soient, sont certainement partis pour l’abattoir depuis longtemps. La paille est abondante, cependant, il y en a des tonnes, vieille et pourrissante, en bottes défoncées et en tas.

Il n’y a qu’une entrée, la grande porte à deux battants, fermée de l’extérieur par une chaîne cadenassée. Et je vois d’ici que les trois lucarnes par lesquelles le clair de lune éclaire le grenier sont trop petites pour laisser passer un homme adulte, si svelte soit-il, et si désireux soit-il de se faufiler par leur ouverture.

« Quoi d’autre, inspecteur ? » Ma voix est lasse, aussi, usée et grise. Je me racle la gorge et j’essaie encore. « Quoi d’autre ? »

Il n’y a rien d’autre. Houdini a succombé à la fatigue : il dort roulé en boule à côté de sa petite flaque. Je saisis la poignée et secoue la porte, histoire d’essayer. J’entends le cliquetis moqueur des chaînes à l’extérieur.

Je recule d’un pas. Derrière l’odeur épaisse de la grange, je perçois la mienne : des journées entières de sueur, de peur, et quelques faibles effluves de poulet brûlé et de charbon.

Il y avait une grange en bordure de la propriété de mon grand-père quand nous étions petits, elle faisait partie d’un ensemble de bâtiments désaffectés. Un ancêtre Palace, dans les brumes de l’histoire du New Hampshire, avait élevé des chevaux, mais tout ce qui restait à l’époque où ma sœur et moi avons découvert l’endroit – et où c’est devenu une des innombrables cachettes de Nico –, tout ce qui restait, c’était de la vieille paille, des outils rouillés, des odeurs terrestres de crottin et de sueur animale.

Je l’ai découverte un jour là-bas, en train de boire du whisky qu’elle avait siphonné dans la réserve de notre grand-père, le jour des examens finaux du lycée.

Je souris pour moi-même, maintenant, dans la pénombre de la grange des amish. Si l’on peut dire une chose de Nico, c’est qu’elle ne s’excusait jamais. Et ne mentait jamais non plus.

« Tu n’es pas censée passer ton exam ? lui ai-je demandé.

— Eh si.

— Alors qu’est-ce que tu fais là ?

— Je bois du whisky dans la grange. T’en veux ? »

Non, je n’en voulais pas. Je l’ai traînée à la maison. L’ai réinscrite à l’examen, l’y ai conduite moi-même.

Cache-cache, toute notre vie.

Houdini s’est réveillé, il s’active dans la paille, pourchasse une souris en tapant désespérément le sol avec ses pattes. Je regarde le petit rongeur échapper aux griffes de mon chien handicapé, le vois disparaître sous une planche. Je me mets à quatre pattes à côté du chien, renifle la fente. Un souffle infime d’air frais venu du dehors ; l’odeur de l’herbe de la ferme. Mais ce n’est qu’un trou de souris. Un petit rond irrégulier dans le sol.

Je regarde fixement le trou.

Cela prendrait du temps, mais je pourrais y arriver. Si j’avais un mois, peut-être. Un an. Donnez-moi un an et une pelle, et je pourrais me libérer d’ici, me faufiler et émerger de l’autre côté en cherchant de l’air, tel un prisonnier qui se fait la belle. Laissez-moi juste le temps.

Je retourne vers la porte, me jette contre, l’épaule en avant, et elle ne cède pas d’un pouce, elle frémit à peine et me renvoie en arrière, j’atterris dans la paille, mes côtes cassées hurlant de douleur. Je me remets péniblement sur mes pieds et j’essaie encore, et la douleur est encore pire… et encore… et encore. J’imagine Cortez à Rotary, en train de s’acharner sur le sol scellé, pendant que moi je m’acharne contre cette porte de grange cadenassée, lui et moi poussant et poussant, et est-ce que ça ne serait pas quelque chose s’il était de l’autre côté de cette porte, et qu’on la fracassait tous les deux en même temps, et qu’on se tombait dans les bras comme Laurel et Hardy ?

Je me détourne de la porte, penché en avant et respirant avec difficulté, la sueur coulant de mon front dans la terre et la paille. Houdini, pendant ce temps, est totalement dépassé par la souris. Elle lui file juste sous le nez et il la regarde en clignant de ses yeux humides pendant qu’elle se carapate.

* * *

Je grimpe lentement, en grimaçant à chaque pas lorsque les pointes de mes côtes brisées poignardent des zones tendres de mes poumons ou de mes intestins. Puis ça y est, je passe la tête par-dessus le plancher du grenier et ce qu’il y a là-haut est un univers intime, le second paradis caché sur lequel je tombe en deux jours. Quatre bottes de paille disposées autour d’un tabouret en bois à trois pieds. Un tabouret de traite, m’annonce une zone reculée de ma mémoire. Ça, là, c’est un tabouret de traite. Je parviens à hisser mon pauvre corps meurtri pour aller examiner le petit poste à transistors posé sur le tabouret. Un rectangle de plastique imitation métal avec un haut-parleur rond recouvert d’une grille fine, l’antenne semblable à une queue d’animal raidie, qui s’élève en diagonale.

Je soulève la radio, sens le poids des piles à l’intérieur. Je l’allume : rien, morte, un presse-papiers. Je l’éteins. Et la repose.

J’y vois un peu mieux, là-haut ; je suis plus proche de la rangée de lucarnes, et la lune est de plus en plus haute et lumineuse. Sur le sol jonché de fétus, retourné à côté d’une botte de paille, un petit miroir à main. Je le ramasse pour m’observer dans la glace tachée et trouble : un vieillard hagard, émacié, aux yeux rouges et enfoncés. Ma moustache est trop longue, ma barbe pousse par plaques, comme des herbes folles en haut d’une falaise. J’ai l’air d’un fou, d’un loup-garou. Je repose le miroir.

Il y a des mégots dans un godet en bois. Un godet comme pour lancer des dés sur un plateau de jeu. Je le retourne pour en faire tomber les mégots dans ma paume. Des cigarettes du commerce, des génériques, des roulées. Vieilles de plusieurs mois. Desséchées par la chaleur de l’été. Périmées et friables.

Je me retourne pour jeter un coup d’œil en bas. Houdini s’est rendormi. Pas trace de la souris. Je suis le seul à être éveillé, tout en haut ; je règne sur mon domaine, souverain estropié de la vieille grange sinistre.

Je m’assois sur une botte de paille, repousse farouchement un nouvel accès de fatigue. Une radio morte, un tas de vieux mégots, un miroir piqué. Ceci était le refuge de quelqu’un, sa planque intime, il n’y a pas si longtemps. Une jeune fille amish, seule dans l’obscurité de la grange, fumant en secret et écoutant une musique interdite venue de loin.

C’est plus fort que moi, j’imagine cette gamine sous les traits de Nico, Nico quand elle était lycéenne, qui elle-même s’échappait pour s’adonner à des rêveries romantiques en sifflant le tord-boyaux de notre grand-père, dans la grange. Comme disait Cortez, en parlant de moi et de la fille qui avait un problème de tigre : tout te rappelle ta sœur.

Il me vient une idée, une idée terrible, mais aussitôt que j’y pense je sais que je vais la mettre en pratique. La seule chose que je puisse faire, en fait, la seule option envisageable.

Il y a eu le feu dans la prison. Au pénitencier de Creekbed. L’histoire courte et insoutenable que m’a contée Billy. Les prisonniers n’en pouvaient plus parce que le monde les avait abandonnés, laissés dans un piège, à attendre la fin, oubliés.

Mon idée terrible rayonne et brille fort.

Je ne peux pas rester ici pendant trois jours, affamé et rendu fou par l’attente. Je ne peux pas souffrir quatre nuits et trois jours, et mourir à la fin sans savoir où elle est ni pourquoi.