Выбрать главу

Il faut que je fasse ce que je m’apprête à faire, et on verra bien le résultat.

« Comment les allumais-tu, petite ? » dis-je au fantôme de la fille, dans le grenier de cette grange. « Comment allumais-tu tes clopes ? »

Je ne mets pas longtemps à trouver. Des squelettes d’allumettes, noirs et tordus comme des arbres brûlés en miniature, dans la poussière, sous la botte de paille. Les allumettes encore intactes sont toutes proches : deux pochettes entamées, planquées ensemble sous un des pieds du tabouret. Elles sont aussi vieilles que les cigarettes, sèches et friables. Mais lorsque j’en gratte une, elle s’enflamme du premier coup.

J’observe la flamme dansante jusqu’à ce qu’elle me brûle les doigts et que je doive la souffler. Je commets peut-être une imprudence. Peut-être que tout cela n’est qu’une hallucination, peut-être ai-je tout rêvé : une anomalie du cortex préfrontal, un embrasement des neurones. Nico va bien. Je vais bien. J’ai dû prendre une retraite anticipée des forces de l’ordre de Concord, en fin d’année dernière, parce que je succombais à une prédisposition génétique à la maladie mentale, je poussais mon Impala de service sur le trottoir, hurlais aux passants des mises en garde contre un objet interstellaire gros comme celui qui a exterminé les dinosaures.

Mais non. Ce n’est pas ça.

Il est là. Il se rapproche. Il est déjà plus proche de nous que le Soleil ; plus proche que Vénus. C’est notre voisin immédiat, et il sera l’auteur de notre destruction. Accélérant conformément à la troisième loi de Kepler : plus il se rapproche, plus sa vélocité augmente. Un joueur de base-ball lançant un home run, un cheval se lançant au grand galop lorsqu’il sent l’écurie.

Il faut que je sorte d’ici.

Je redescends l’échelle, prends Houdini sous mon bras, porte le pauvre chien malade qui n’émet pas une plainte, le remonte avec difficulté et le pose au sol. Je brise facilement la vitre d’une des lucarnes, d’un coup de karaté foireux, avec le côté valide de mon corps. Avant d’avoir trop le temps de réfléchir, je lance le chien par la fenêtre, et il pousse un jappement en tombant cul par-dessus tête, sa chute étant amortie comme je l’avais prévu par les buissons en dessous. Il se débat pour s’extirper de la haie basse, dégringole et atterrit avec un bruit mat dans une flaque de boue. Puis me regarde sans comprendre.

Je lui adresse un salut militaire, gratte une nouvelle allumette, et mets le feu à la paille.

* * *

Tout se déroule bien plus vite que je ne l’aurais imaginé, avec cette vieille paille sèche et ces planches de bois, bien plus vite que je ne l’avais imaginé dans ma hâte d’agir. Une flammèche en allume de nouvelles dans toutes les directions, les petits feux se rejoignent pour devenir immenses, s’élever en dansant, se tendre vers la charpente. Je recule en titubant, manque l’échelle et chute directement sur la terre battue, à plat, puis me retourne et m’éloigne le plus vite possible du feu qui grandit là-haut, et mes chaussures noires s’enfoncent dans la boue du sol.

Je regrette immédiatement mon idée. Je m’accroupis dans un coin, les yeux levés, horrifiés, pour regarder les braises ardentes monter au-dessus du plancher du grenier, monter puis retomber en pluie. Il pleut du feu, littéralement, un déluge d’étincelles et de fétus enflammés qui descendent de là-haut. Le noir et le gris nocturnes de la grange ont viré à l’écarlate, et finalement c’était une erreur : mieux valait crever de faim là-dedans que finir brûlé vif. Je cours à la porte et tambourine dessus de toute la force de mes poings, alors que le sol s’embrase autour de moi, on dirait maintenant la chaussée de l’enfer, il flambe de tous côtés.

La chaleur s’accumule, des voliges dégringolent du toit, lequel commence à se craqueler au-dessus de moi. Si mon plan doit fonctionner, si quelqu’un doit voir ce qui se passe, c’est maintenant – le feu ne peut pas briller plus fort, je ne vois pas comment. C’est une fournaise, là-dedans, je suis dans une fournaise. Au dernier instant, j’agrippe comme un fou la poignée de la porte pour tirer dessus, conscient que c’est inutile mais je tire quand même, et la douleur dans mes mains est instantanée, intense et brûlante, et j’entends un bizarre hurlement au loin – un cri strident, un appel, une plainte. Est-ce moi ? Est-ce moi qui hurle ? Je crois que oui, je crois bien que c’est moi qui hurle.

3

Il n’y a pas d’étrange remontée vers la surface de la conscience cette fois-ci, pas de rêve sournois faisant apparaître Nico. Je passe simplement du sommeil à l’état de veille, et je regarde de gauche à droite dans une petite pièce douillette. Je suis allongé sur un lit. La pièce est beige, blanc cassé. Une porte en bois. Le lit est recouvert d’une courtepointe, jolie et unie.

La première chose que je fais, c’est tousser. Un goût de fumée et de cendre dans la gorge. Je recommence, plus fort, violemment, au point que mon corps lance des ruades, je tousse si fort que j’en ai mal au ventre. Une fois remis de cette quinte, après trois respirations normales et lentes, je me rends compte que je suis encore habillé, en tee-shirt, chaussures et pantalon. Tout habillé sous les draps, comme un gosse qui se serait endormi en voiture et que ses parents auraient porté dans son lit.

Je tousse encore une fois, cherche des yeux un verre d’eau, découvre un pichet et une timbale. Je me verse un premier verre et je le bois, puis je me verse le reste et le bois aussi. La pièce est une chambre à coucher. Lit en bois, table de chevet en bois, quatre murs nus. Des rideaux en mousseline blanche unie, écartés de la vitre et attachés avec une simple ficelle. J’ai le goût de la fumée dans les poumons, je m’en sens tout alourdi, comme si une mousse épaisse et mouillée avait éteint un incendie dans ma bouche et mon œsophage. J’ai aussi une vilaine douleur, nouvelle, dans la paume des mains : en baissant les yeux, je constate que les deux sont couvertes d’un épais bandage, des mains de momie. Sous les bandages, elles me brûlent et me piquent. Je gémis, essaie de me tourner légèrement d’un côté puis de l’autre, de trouver une position plus confortable. J’ai l’impression que je devrais plutôt être mort, à l’heure qu’il est.

Quand mon grand-père m’a dit : « Creuse un trou », il était à l’hospice, et c’était vraiment la fin, c’est la toute dernière parole qu’il a prononcée avant de mourir, l’ultime événement de sa vie. J’attendais assis à son chevet, comme nous attendions depuis des mois, plus ou moins. Son souffle entrait et sortait comme un chariot rouillé, chaque goulée d’air sortant avec plus de difficulté que la précédente. Ses yeux étaient rivés au plafond, ses joues creusées, son corps agité de soubresauts. Nous n’allions à la messe ni l’un ni l’autre, mais, en tant qu’adulte responsable, je me suis senti obligé de poser la question : voulait-il que j’aille chercher quelqu’un ? « Quelqu’un ? » a-t-il répété alors qu’il savait très bien ce que je voulais dire, mais j’ai insisté, remplissant mes obligations, tâchant de tout faire conformément aux usages.

« Quelqu’un. Un prêtre. Pour l’extrême-onction. »

Il a ri, avec effort, un ricanement creux. « Henry, m’a-t-il dit. Creuse un trou. »

Je remue sur le lit. Je me sens mieux, maintenant – un tout petit peu mieux. J’arrive à bouger.

Ma veste est là. Bien pliée au pied de mon lit. Je me redresse, chancelle légèrement, déplie la veste et l’enfile. Mon petit trésor personnel se trouve encore dans la poche intérieure : la photo de Nico toute jeune. Le mégot d’American Spirit. La fourchette en plastique. Mon carnet, presque plein. Il ne manque que le SIG. Tout le reste est à sa place.