Je soulève le pichet, le renverse et avale les dernières gouttes d’eau.
Il n’y a pas de miroir dans la pièce, pas une image, pas un tableau. La Casio indique 5 h 45, mais l’information est abstraite, comme incomplète. 5 h 45 quand ? Combien de temps suis-je resté inconscient ? On développe une relation inconfortable avec le sommeil, dans des moments comme celui-ci. Chaque fois qu’on ferme les yeux, on craint de se réveiller au dernier jour du monde.
Je sors du lit et me mets debout, soulagé de découvrir que je peux marcher avec très peu de difficulté. Je tousse encore en m’approchant de la porte, tourne la poignée et la trouve verrouillée de l’extérieur, comme je m’y attendais – mais aussitôt que je la bouge, quelqu’un pousse une exclamation de l’autre côté. « Il est réveillé ! » Une voix de femme, soulagée, voire joyeuse. « Dieu soit loué ! Le jeune homme est debout. »
Le jeune homme. Est-ce moi ? Un raclement de pieds de chaise, puis un autre. Deux personnes, assises dans le couloir, qui m’attendent. Elles me veillaient. La seconde voix, je la reconnais. « Ne bouge pas. Reste ici. »
Vieil homme, cou épais, barbe. Le craquement de ses bottes se rapprochant de la porte. J’entends le pêne cliqueter et je recule d’un pas, le cœur soudain serré. Je me rappelle ses mains dans mon dos, dans le champ de maïs, me poussant pour me faire avancer. La porte s’entrouvre, laissant entrer un rai de lumière. Il est là, mon agresseur du chemin, manteau noir, corps massif, juste de l’autre côté de la porte.
Mais c’est la voix de la femme qui voyage jusqu’à moi. « Ami, nous devons vous poser la question, commence-t-elle. Êtes-vous malade ?
— Je… »
Je reste perplexe dans la chambre silencieuse. Si je suis malade ? Évidemment, je ne vais pas bien. J’ai des brûlures. J’ai de la fumée dans les poumons. J’ai reçu un coup de sabot de cheval, et je me suis ouvert le front. Je suis affamé, épuisé, crevé. Mais malade ?
« Ami ? répète-t-elle – une voix de femme à l’orée de sa vieillesse, ferme, maternelle et insistante. Vous devez nous le dire. Nous l’apprendrons, de toute manière. »
Je contemple mon côté de la porte. « Pardon. Je ne comprends pas.
— Elle vous demande si le fléau vous a atteint. »
Le vieillard me parle d’une voix lente et posée. Il veut s’assurer que je comprenne ce qu’il me dit. Mais je ne comprends pas. Du moins je ne crois pas.
« Pardon. Quoi ?
— Si vous en êtes affligé, comme tant d’autres. »
Affligé. Un mot d’une autre époque. Sacoche de selle. Tabouret de traite. Affligé. Je me palpe les joues avec mes mains de momie, m’attendant plus ou moins à y trouver des bubons ou des chancres, quelque nouvelle façon de souffrir inscrite sur mon visage. Mais ce n’est que ma tête, amincie par le voyage, la moustache épaisse sur ma lèvre supérieure, le menton mal rasé.
L’homme reprend la parole. « Nous nous sommes isolés ici contre l’épidémie. Nous devons savoir si elle vous a atteint. »
Lentement, je redescends mes mains tout en me creusant la tête pour essayer de comprendre. Affligé, atteint. Je hoche lentement la tête. Je commence à me dire que je saisis la situation, et m’efforce déjà de trouver comment m’y frayer mon chemin, comment obtenir ce qu’il me faut et me tirer d’ici.
Je m’éclaircis la gorge. « Non », dis-je – ce qui provoque une nouvelle quinte de toux. « Non, monsieur, non, madame, je n’ai pas été atteint. Puis-je sortir de la chambre, maintenant ? »
S’il y a des amish dans le New Hampshire, je n’en ai jamais croisé un, de sorte que toute l’idée que je me fais d’eux me vient de la culture populaire, des clichés de dessin animé : les chapeaux noirs, les barbes noires, les carrioles tirées par un cheval, les bougies, les vaches. Mais voilà qu’elle ouvre la porte : une dame d’un certain âge en robe violet fané et petit bonnet noir, et à côté d’elle le vieux monsieur, dont la présence est tout aussi formidable au grand jour : haute taille, large corps, chemise blanche, pantalon noir et bretelles. Un respectable collier de barbe, noir et strié de gris. Large front et grand nez, yeux méfiants et observateurs au-dessus de lèvres soigneusement serrées. La femme, pendant ce temps, a une main plaquée sur la bouche, surprise et heureuse que je sois en vie, que j’aille bien, comme si j’étais son enfant perdu et enfin retrouvé. « Venez, me dit-elle avec chaleur en me faisant signe, venez donc. Venez faire connaissance avec tout le monde. »
Je la suis dans un couloir à plancher de bois, illuminé de soleil, et elle parle doucement en anglais sur tout le chemin, remerciant Dieu et murmurant des louanges, mais pas le vieillard – il reste à un pas derrière moi, et quand je lui jette un coup d’œil par-dessus mon épaule il me regarde sans un mot, grave : son silence est une menace muette. Tais-toi, mon garçon. Tout doux. La maison sent la cannelle et le pain, tout est chaleureux, accueillant et paisible. Nous passons devant trois portes, dont deux sont ouvertes sur des chambres bien rangées comme celle dans laquelle je me trouvais, et la troisième fermée, la lumière allumée à l’intérieur.
Notre destination est une cuisine vaste et lumineuse, emplie de gens souriants vêtus avec simplicité, et aussitôt que j’entre avec le couple âgé, tout le monde réprime une exclamation. « Il est sauvé ! » s’écrie un petit garçon qui n’a pas plus de huit ans. La femme qui se tient derrière lui se baisse, passe les bras autour de son cou et dit : « Loué soit le Seigneur. »
Alors, la joie éclate dans la pièce bondée, tout le monde applaudit et pousse des cris de joie. « Il est en vie ! » lancent-ils avant de s’embrasser. « Dieu soit loué ! » Des hommes d’un certain âge, d’autres plus jeunes, des filles et des jeunes femmes, une légion d’enfants bavards en pantalon ou longue robe unie, et tout ce monde se donne l’accolade et m’observe avec une joie et une fascination sans fard, en agitant les mains ou en les élevant vers les poutres. Chacun chante à son voisin la bonne nouvelle, répète « Il est en vie ! » ou « Sain et sauf ! », se lance joyeusement la nouvelle de ma bonne santé comme on lance du riz lors d’un mariage. Les hommes me serrent la main, l’un après l’autre, les jeunes et les hommes mûrs, ainsi qu’un vieux pépé gâteux. Les femmes ne s’approchent pas de moi, mais elles sourient gentiment et baissent la tête pour murmurer des prières.
Je reste planté sur place, muet et confus, tel un imbécile heureux, silencieux au milieu du tumulte, sans trop savoir quoi faire. Au bout d’une minute, je lève lentement une de mes mains bandées, paume en avant, pour leur adresser une sorte de salutation gênée, puis je la rabaisse. C’est étrange, tellement étrange, on se croirait un peu dans Twilight Zone, comme si j’étais un dieu en visite, descendu en terre inconnue.
« Asseyons-nous ! lance joyeusement la vieille dame, la première qui est venue me chercher, élevant la voix au-dessus du groupe et poussant la tribu dans la pièce adjacente. Et mangeons ! »
Je me laisse guider jusqu’à une chaise ; je souris à tout le monde, exagérant un peu ma fatigue et ma confusion mais restant très attentif : je surveille le vieil homme, le regarde me surveiller, les pensées en ébullition. Je m’interroge sur les deux Asiatiques, les discrets travailleurs immigrés que Sandy m’a décrits. Ce que je pense, c’est qu’ils sont un secret, l’un des secrets de mon nouvel ami. Où qu’ils se trouvent, ils ne sont pas invités.
Toute la troupe s’installe autour des tables rondes de la longue salle à manger, qui jouxte la cuisine. On déplie des serviettes sur les genoux, on incline des pichets en bois pour remplir des timbales d’eau claire. Les femmes en bonnet, châle et jupe aux chevilles, les hommes en liquette blanche, chaussures noires, barbe. Tout le monde me sourit encore dans la pièce, tout le monde me regarde, moi, épuisé et échevelé.