Le dîner est servi. Un repas frugal : miches de pain, légumes bouillis et lapin, mais au moins c’est de la nourriture. Je m’efforce d’identifier les convives, de comprendre leurs relations mutuelles : le vieux, mon ravisseur ; trois hommes, quadras ou quinquagénaires, qui doivent être ses fils ou ses gendres, plus jeunes d’une génération, mêmes barbes et chapeaux, mêmes expressions sévères, mais pas encore grisonnants ni ridés. Et des femmes du même âge, les épouses et sœurs… elles sont cinq ? Huit ? Des filles et des brus, entrant et sortant de la cuisine, les bras chargés de plats et d’assiettes, qui se parlent tout bas en souriant, et rectifient les bonnets et les cols d’une infinité de petits enfants. Un garçonnet aux yeux vifs, âgé de six ou sept ans, avec de drôles de grandes oreilles, me dévisage bouche bée. Je me tourne vers lui, agite une de mes mains bandées et je lui dis : « Bonjour, toi. » Il me sourit comme un fou, puis tourne les talons et court rejoindre ses frères, sœurs, cousins.
Tout le monde finit par être assis, et soudain, sans signal apparent, le silence se fait, chacun ferme les yeux et baisse la tête.
Nous prions ; du moins, nous sommes censés le faire. Pour ma part, je garde les yeux ouverts et promène mon regard dans la pièce. Je peux apercevoir l’angle le plus proche de la cuisine, où il y a une baratte à beurre, en bois, robuste, avec une manivelle qui dépasse, et des gouttelettes sur les parois indiquant un usage récent. Des œufs sur le comptoir, dans une coupe en bois. C’est comme si j’avais trouvé une trappe pour m’évader, tout compte fait : il suffisait de remonter dans le temps jusqu’à un village colonial, où la mort de notre espèce est encore à quatre cents ans dans le futur.
L’une des filles, comme je le découvre, fait comme moi : c’est une jeune adolescente aux joues rouges et aux cheveux blond-roux simplement tressés, qui observe la tablée d’un œil pendant que tous les autres prient. Elle me surprend à l’observer, rougit, et baisse les yeux vers son assiette. Je souris, moi aussi. On ne se figure jamais vraiment que les amish sont de vraies gens, ils constituent une catégorie étrange venue d’ailleurs et on les imagine tous identiques, comme des pingouins. Et à présent ils sont là devant moi, ces humains bien différenciés avec chacun son visage.
Le vieil homme se racle la gorge, rouvre les yeux, dit « Amen », et la pièce s’anime à nouveau. Des petites conversations gaies, le tintement sourd des couverts, le froissement des serviettes. Mon corps me lance, j’ai du mal à avaler, mais le repas entier est absolument délicieux, chaud et savoureux. Enfin, le vieil homme pose soigneusement ses couverts à côté de son assiette et me regarde avec une franchise déstabilisante. « Nous remercions notre Seigneur bien-aimé pour votre arrivée, ami. Nous sommes heureux de votre présence, et vous êtes le bienvenu parmi nous. »
Je bredouille un remerciement en hochant prudemment la tête. Il comptait me laisser mourir de faim. Il m’a abandonné dans la grange, terrifié et aveuglé, et m’a ligoté pour que je meure.
Il me regarde fixement, calmement – comme s’il me défiait de le dénoncer : qui de nous deux croirait-on ?
« La grange sud n’a pas servi depuis des mois, depuis le début des troubles, déclare quelqu’un au bout de la table, une femme d’âge moyen à l’air autoritaire, aux cheveux bruns, une des filles ou des brus. Et Père l’avait fermée. »
Le patriarche à barbe noire l’écoute en hochant la tête. La grange sud, me dis-je. Les troubles. Ils veulent parler de cette épidémie imaginaire, ils ne parlent pas des mêmes troubles que les autres. Ce titre de « Père », j’imagine, est tout autant honorifique que littéral. L’homme qui m’a tiré dessus sur le chemin est un patriarche respecté, l’aîné de cette famille ou de ce rassemblement de familles. Les autres baissent légèrement la tête quand il parle, non par vénération mais en signe de déférence.
« Vous, l’ami, me lance-t-il maintenant, d’une voix lente et égale, en se tournant vers moi. Nous nous demandions : auriez-vous grimpé dans la grange sud par la fenêtre et gratté une allumette, pour allumer une cigarette ou vous éclairer, puis jeté l’allumette sans faire attention ? Est-ce bien ce qui s’est passé ? »
Toujours cette expression de défi, froide et claire.
Je bois une gorgée d’eau, m’éclaircis la gorge. « Oui, monsieur, dis-je, consentant à une trêve. C’est exactement ça. J’ai gratté une allumette pour y voir plus clair et je l’ai posée sans bien l’éteindre. »
Le père acquiesce en silence. Un murmure circule autour de la table, les hommes se parlent en chuchotant, avec des hochements de tête. Les enfants, à leurs tables, s’intéressent à autre chose, ils mangent et bavardent étourdiment. La seule décoration de la pièce est un calendrier, ouvert à la page de septembre, orné d’un dessin à la plume représentant un chêne ayant perdu presque toutes ses feuilles, dont les dernières sont en train de tomber.
« Et permettez-moi de vous demander, monsieur : étiez-vous en train de fuir le fléau ? »
La question émane de l’un des hommes plus jeunes, un personnage râblé dont la barbe et les traits sont identiques à ceux de son père.
Je lui réponds avec hésitation. « C’est ça. Oui. Je suis parti de chez moi pour y échapper.
— La volonté de Dieu », murmure-t-il, et les autres reprennent en chœur, le nez dans leurs assiettes : « La volonté de Dieu. »
Le père se lève, à présent, il se dresse de toute sa hauteur et pose la main sur l’épaule d’un des enfants. « C’est par la grâce de Dieu que Ruth a vu l’incendie depuis la fenêtre de sa chambre, au loin, et a réveillé la maisonnée. »
Tous les yeux se tournent vers la jeune fille que j’ai vue tricher pendant la prière. Ses joues passent du rose pâle à l’écarlate. Deux des petits gloussent de rire.
« Merci, mademoiselle », lui dis-je. Et je suis sincère, mais elle ne réagit pas, elle garde les yeux rivés sur son assiette de légumes.
« Réponds à notre hôte, Ruthie, la presse gentiment sa grand-mère. Il t’a remerciée.
— Loué soit le Seigneur », souffle Ruthie.
Et les autres approuvent, les hommes, les femmes, et même les plus petits des enfants, murmurant à leur tour : « Loué soit le Seigneur. » J’ai fait le compte : il y a trente-cinq personnes dans la pièce. Six hommes adultes et sept femmes, plus vingt-deux enfants, de l’âge des couches à la fin de l’adolescence. Ils ne savent pas. Je regarde le patriarche, j’observe cette famille heureuse et silencieuse, et je comprends qu’ils ne savent pas. Ces gens n’ont jamais entendu parler de l’astéroïde.
Il ne faut pas prononcer ces mots-là, m’a-t-il dit. Quand je lui ai expliqué que je devais sauver ma sœur avant la fin du monde, il m’a mis en garde : Il ne faut pas prononcer ces mots-là.
Ils ne savent pas, et cela se lit sur leurs visages paisibles d’amish, ce rayonnement de bonheur qu’on ne voit tout simplement plus. Car bien sûr, une épidémie serait une calamité absolue, quelque virus mortel ravageant l’humanité, alors on se blottirait en famille et on s’isolerait du monde jusqu’à ce que ce soit passé, mais au moins, cela aurait… cela aurait une fin. Une épidémie passe, s’épuise, puis le monde s’en remet. Les gens présents dans cette pièce ignorent que le monde ne s’en remettra pas, et je le vois, pendant qu’ils terminent leur repas, disent encore des prières et se lèvent, en riant, pour débarrasser la table. Je le sens, une sensation que je n’avais jamais eu l’occasion de remarquer jusqu’à sa disparition : la présence invisible et inodore du futur.