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« Je dois m’entretenir seul à seul avec notre hôte, déclare abruptement le vieil homme. Nous allons faire le tour de la propriété.

— Atlee, intervient son épouse, la vieille dame. Il est fatigué. Il est blessé. Laisse-le finir de manger et retourner se coucher.

— Merci, madame, mais je me sens bien. »

C’est faux. J’ai l’impression d’avoir été renversé par un camion-poubelle. Mon flanc me fait mal chaque fois que j’avale ou que je respire à fond, et mes mains, au cours des dix ou quinze dernières minutes, se sont remises à me brûler sous leurs bandages. Cependant, je veux des informations, et une conversation en tête à tête avec cet Atlee est le seul moyen de l’obtenir. « Mais je vous remercie, pour le repas et pour tout, madame Joy. »

La femme ouvre de grands yeux étonnés, et une vague de rires cristallins traverse la pièce. « Non, jeune homme, me dit-elle. Notre nom, c’est Miller. joy est… » Elle se penche vers sa fille, au visage ingrat, qui est assise à côté d’elle, et toutes deux échangent des chuchotements.

« Joy est un acronyme, dit la fille. Une manière de vivre. On pense d’abord à Jésus, puis aux Autres, puis à Soi-même. Jesus, Others, Yourself.

— Ah ! Ah bon. »

Atlee me prend par le coude. « Bien, dit-il à mi-voix. Allons faire le tour de la propriété. »

4

Le manche de la fourche d’Atlee Miller cogne contre le gravier du chemin tandis que nous nous éloignons de la maison. Il garde le silence une minute, deux minutes. Rien que nos semelles sur le gravier, le toc-toc de la fourche contre le sol.

Je suis sur le point de dire quelque chose, d’essayer quelque chose, lorsqu’il commence.

« Vous et moi, nous allons marcher côte à côte jusqu’au tournant du chemin, juste là, dit-il. Ce chemin se prolonge sur environ quatre cents mètres à gauche avant de rejoindre la route, là où se trouve notre ancienne ferme. Au virage, je prendrai à droite, continuerai de longer la propriété et retournerai chez moi. Vous, vous allez continuer de marcher. »

Les mots qu’il a employés lorsque nous étions ensemble sous l’orage, lorsqu’il me poussait en avant. Continuez de marcher. Le même ton régulier, grave et sans inflexions. Il ne me regarde pas pendant qu’il parle, il avance, rapide pour un homme de son âge, à grands pas, avec sa fourche. Quant à moi, je fais de mon mieux, en clopinant un peu, mes blessures me font grimacer mais je reste à sa hauteur comme je peux – tout en remarquant, malgré toutes mes douleurs et la nature anxiogène de la situation, que la ferme des amish, dans le soleil mouillé de pluie de la fin d’après-midi, est la plus belle chose que j’ai jamais vue : prés verdoyants, clôtures blanches, maïs jaune. Un troupeau de moutons en bonne santé gambadant en petits cercles dans leur enclos.

« Votre chien », grogne l’homme en pointant le doigt.

Et voilà Houdini, blotti comme un fantôme derrière une resserre, qui nous regarde. Pauvre chien, malade et complètement perdu. Il m’aperçoit et lève la tête pour m’observer avec des yeux larmoyants. Il commence à s’approcher, puis file de nouveau vers le petit édifice en bois. Je sais ce qu’il éprouve. Je ne suis pas prêt à partir… je ne peux pas.

« Monsieur Miller, pourrais-je seulement vous poser quelques questions rapides ? » Il ne me répond pas. Accélère le pas. Je manque lâcher mon carnet bleu dans la boue en le sortant de ma poche. « Pouvez-vous me confirmer que vous avez effectué un petit chantier pour un groupe de gens venus d’ailleurs, au commissariat de Rotary ? »

Il continue de regarder droit devant lui, mais je vois bien qu’une expression de surprise, une confirmation, passe sur ses traits avant de disparaître.

J’insiste.

« Qu’avez-vous fait là-bas, monsieur Miller ? Avez-vous bétonné l’entrée d’un sous-sol ? »

Un regard en biais, et c’est tout. J’arrive au bout du chemin. Au bout de mon temps, aussi.

« Monsieur Miller ?

— Je dirai aux miens que vous avez décidé de repartir. Vous êtes accablé de chagrin pour vos proches et vous préférez affronter l’épidémie. »

Je me rembrunis. Boitille pour rester à sa hauteur. Non, me dis-je. Non. Quoi qu’il se passe ici, je n’ai pas fait tout ce chemin pour simplement repartir, clopiner jusqu’aux étals de légumes et rejoindre mon vélo abandonné, mon point de départ.

« Je leur dirai tout. Je reviendrai en douce leur ouvrir les yeux. »

Cette fois, il réagit – il me répond tout de suite. « Vous ne ferez pas ça. Vous ne pouvez pas.

— Bien sûr que si.

— J’ai fait en sorte que ce soit impossible. »

Il se tait, secoue simplement la tête, mais c’est bon pour moi, ça. C’est exactement ce qu’il nous faut. Il suffit d’une conversation. Pour travailler en direction de l’information voulue, pour obtenir ce que l’on attend d’un suspect ou d’un témoin : il suffit d’une conversation pour commencer, puis on la façonne, on la pousse plus loin.

« Monsieur Miller ? Comment faites-vous ? »

Juste une conversation. C’est du travail de police, c’est la moitié du boulot, là, devant moi. Je rétrograde, change de vitesse, essaie encore.

« Comment tout ça a commencé ? »

Nous avons atteint une clôture. Je m’arrête, m’appuie à un poteau, comme pour reprendre mon souffle, et il s’arrête aussi.

« Je ne vous parlerai plus de béton, dis-je en levant les mains comme pour signifier que je me rends. Promis.

— C’était un dimanche. »

Mon cœur enfle dans ma poitrine. Une conversation. C’est la moitié du succès, là, maintenant. Il parle, et je l’écoute parler.

« Le culte avait lieu chez Zachary Weaver. Un homme ou deux arrivent toujours en avance pour aider à préparer l’office, les autres viennent plus tard. J’étais parmi les premiers, ce jour-là. Chez les Weaver, tout le monde était bouleversé. Quelqu’un avait entendu les informations à la radio. Il y avait… des lamentations. De la détresse. » Atlee secoue la tête, regarde par terre. « Et j’ai su, vous comprenez ? J’ai su, en une fraction de seconde, ce que je devais faire. Je l’ai vu dans leurs yeux, à tous ces gens, le changement qui s’abattait sur eux. C’était déjà en train d’arriver, vous comprenez ? »

Il n’attend pas de réponse. Je ne veux pas le couper dans son élan.

« Je suis sorti sur la galerie et j’ai vu ma famille arriver. J’ai pris la décision dans l’instant, comme ça. Je leur ai juste… fait signe de la main… comme ça… j’ai agité la main… » Il lève une main, fait un geste : demi-tour, arrêtez-vous, rentrez. « Je suis sorti de chez Zachary Weaver, j’ai raccompagné les miens à la maison et je leur ai raconté cette histoire. Celle que vous avez entendue.

— La maladie. L’épidémie.

— Oui. »

Il parle bas, ne dit que ce mot, oui, dans sa barbe, et pour la première fois depuis que nous nous connaissons je lis sur ses traits autre chose que la gravité d’un homme qui se prend au sérieux. Un fardeau de chagrin et de reproches adressés à lui-même.

« Le fléau. La maladie passant au galop. » Son expression s’assombrit encore. Il hait ce mensonge. Cela le dévore de l’intérieur, je le vois bien. « J’ai rassemblé les miens autour de moi, je leur ai annoncé que la situation était grave et que nous allions devoir rester complètement isolés, même de nos amis et de notre église. Et je leur ai dit que les temps seraient durs, mais que nous avions Dieu avec nous, et que par la grâce de Dieu nous allions survivre. »