Et il poursuit ainsi, cette fois il est lancé, un flot continu de syllabes prononcées à mi-voix. Comme si, maintenant qu’il s’est autorisé à me donner une partie de la vérité, il se sentait poussé à tout déballer. Comme si une partie de lui avait attendu, pendant tous ces mois, quelqu’un à qui raconter son histoire, quelqu’un avec qui partager le poids de ce qu’il a accompli. Il est sur une île déserte avec son acte de conscience désespéré, en lutte avec cette décision affreuse et le travail qu’elle a exigé de lui, exilé dans sa propre maison, solitaire durant ces mois si durs. Les seules personnes à qui il aurait pu s’ouvrir ne parlaient pas anglais.
Il me raconte avoir rassemblé la famille autour de la table, demandé et reçu de tous, du plus âgé aux tout-petits, la promesse solennelle qu’ils resteraient en sécurité sur leurs terres jusqu’à ce que le fléau soit passé. Il me décrit comment Dieu lui a envoyé de l’aide, sous la forme d’une petite troupe de réfugiés affamés et dépenaillés qui avaient réussi, allez savoir comment, à rallier Terre-Neuve depuis leur Asie natale, puis à voyager de là jusqu’à cette poche du Midwest américain. Ils se sont compris suffisamment pour s’arranger entre eux, pour trouver un échange de bons procédés : Atlee les loge sous des tentes et des appentis, sur un terrain en friche, de l’autre côté de la Route 4, et en échange ils lui offrent travail, loyauté et discrétion. Ils travaillent sous ses ordres, ils touchent leur part des gains, et ils arpentent le périmètre des fermes joy la nuit, sentinelles invisibles.
C’est un arrangement précaire. Il le sait. Bientôt, forcément, un de ses enfants ou de ses petits-enfants enfreindra la promesse, s’éloignera de la ferme et découvrira la vérité. Ou bien quelqu’un de l’extérieur, un cambrioleur, un fou ou un réfugié, franchira la clôture et entrera dans ce monde privé. « Ça ne pourrait pas durer à jamais, dit-il. Mais ce ne sera pas nécessaire. Il n’y en a plus que pour quelques jours. »
Nous nous rapprochons du virage. Le soleil est à mi-chemin de sa lente descente entre midi et la nuit, encore un jour de passé, consumé, emporté.
« Les temps sont durs, monsieur. Nous avons tous eu des choix difficiles à faire. Dieu vous pardonnera. »
Il regarde par terre pendant une seconde glaciale, puis relève la tête et je m’attends à de la colère – comment osé-je parler de Dieu, moi ? –, mais non, il pleure, sa vieille face ridée se dissout dans un chagrin d’enfant. Et il me demande, d’une voix creuse : « Vous croyez ? » Il s’approche de moi et agrippe le devant de ma chemise. « Vous croyez que c’est vrai ?
— Oui, bien sûr. »
Alors il m’enveloppe de ses bras et pleure à chaudes larmes sur mon épaule. Je ne sais pas comment faire face à cette situation, je ne sais vraiment pas.
« Parce que je sens que ça doit être vrai, que Dieu a voulu que ce soit moi. J’étais chez les Weaver avant le culte, mais cela aurait aussi pu être un des enfants, à l’école. Cela aurait pu être un des petits, qui serait rentré de la ville avec cette épouvantable nouvelle. Mais c’est tombé sur moi, c’est moi qui l’ai appris, parce que c’était moi qui pouvais les en préserver, les garder dans la grâce. » Il s’écarte de moi, plonge son regard dans le mien. « Vous comprenez que si nous ne conduisons pas d’automobiles, c’est parce qu’elles risqueraient de nous rapprocher du péché. Pas de voitures, pas d’ordinateurs, pas de téléphones. Des diversions qui vous éloignent de la foi ! Mais cette chose… cette chose qui traverse le ciel. Ce serait arrivé comme ça. » Il fait claquer ses doigts. « Nous aurions sombré dans la peine, et de la peine dans le péché. Nous tous. Eux tous. » Il secoue sa fourche en direction de la ferme, de sa famille, de son fardeau. « L’important n’est pas le danger qui menace ce monde-ci, vous comprenez ? Vous comprenez ? Celui-ci est transitoire, temporaire – il l’a toujours été. » Il a atteint une sorte de paroxysme, voilà qu’il tremble de vertu et de chagrin. « Dieu voulait que je les protège. Que tout le péché repose sur moi. Ne voyez-vous pas qu’Il a voulu que ce soit moi ? Ne pensez-vous pas que c’était Sa volonté ? » ajoute-t-il avec ferveur.
Ce ne sont pas des questions rhétoriques, il a besoin d’une réponse, et je ravale ma première impulsion, qui est de lui dire : « Je ne sais absolument rien des desseins de Dieu, pas plus que vous » et de poursuivre en lui faisant remarquer le narcissisme tapi dans l’ombre de sa révélation, dans ce simulacre d’humilité : J’ai fait ce que j’ai fait parce que moi, pour mon malheur, je comprends les intentions de la main invisible.
Je ne dis rien de cela. Je n’aurais aucune raison de le faire, du point de vue de mon enquête en cours, aucune raison de renverser comme un cageot de pommes le système de croyances compliqué de cet homme, de secouer le monde qu’il s’est bâti. Je me rapproche et lui donne une sorte de tape dans le dos, sans rien sentir à travers le bandage qui couvre ma main et l’épaisseur de son manteau en drap raide. J’attends que mon esprit lancé au grand galop trouve la réplique la mieux adaptée. Nous sommes arrivés au virage, Atlee s’attend à me voir partir, et si je le fais j’abandonne ma dernière chance de retrouver ma sœur, de poser les yeux sur Nico avant la fin.
« Pardon, l’ami, me dit-il, je suis navré pour ce que je vous ai fait. Vous ne vouliez pas vous en aller, et il m’a semblé que je n’avais pas le choix. » Son attitude a changé une fois de plus, il est penaud à présent, calmé, la tête inclinée vers le sol.
« Ça ne fait rien. » Je prends ses mains, les tiens entre les miennes. « J’étais en sécurité. À aucun moment je n’ai été en danger. »
Miller s’essuie les yeux avec ses grosses jointures, se redresse de toute sa hauteur. « Que voulez-vous dire ? »
Je perçois, très loin en dessous de mes blessures et de mon épuisement, un éclair de joie. Je l’ai eu. Je presse ma chance. Je continue : « Il était écrit que je sortirais de cette grange. Dieu voulait que vous m’aidiez à retrouver ma sœur. J’ai traversé tout le pays sous sa protection. Je n’ai jamais couru le moindre danger. »
Il baisse la tête un instant, ferme les yeux et murmure. Encore des prières. Tellement de prières. Puis il relève la tête vers moi. « Avez-vous une photo d’elle ? »
Elle y était. À Rotary, au commissariat. C’était il y a quatre jours. Mercredi 26 septembre. Mercredi, la veille de mon arrivée avec Cortez. Mon cœur se serre. J’ai besoin de m’assurer qu’il est certain de la date, et c’est le cas, M. Miller a soigneusement gardé le compte du temps – soigneusement gardé le compte de ses menus travaux et des biens qu’il a reçus en échange, soigneusement gardé le compte de tout. Il se rappelle son chantier au commissariat de Rotary, et il reconnaît immédiatement le visage de Nico.
Je lui demande de ralentir. De commencer par le commencement. Je sors mon carnet et lui dis qu’il me faut le récit de la journée entière – veut-il bien aller lentement et tout me raconter dans l’ordre ?
Atlee était sorti ce matin-là comme il le fait chaque jour, en intimant aux siens l’ordre strict de ne pas quitter la propriété. À Pike, entre ici et Rotary, il a rencontré un jeune homme au visage long et à l’expression nerveuse, qui lui a dit s’appeler simplement « Tick ». Celui-ci lui a promis une caisse de repas tout prêts en échange d’un petit boulot au commissariat de Rotary.
« Qu’entendez-vous par “repas tout prêts” ?