— Des rations de l’armée, me répond Atlee. Il leur a donné un nom particulier.
— Des MRE ? Meals Ready to Eat ? »
Il acquiesce. « Oui, je crois que c’est ça. Des MRE. »
Je note : rations de surplus de l’armée… L’armée ? Homme au visage long, « Tick » ?… et lui fais signe de continuer. Atlee a accepté le job, et Tick et lui se sont rendus ensemble au commissariat de Rotary, où ils sont arrivés vers 14 h 30. Il y est allé sans les Asiatiques parce que c’était un boulot simple que Tick lui avait décrit : sceller une cage d’escalier avec un bloc de béton déjà fabriqué sur mesure.
Lorsqu’ils sont arrivés à Rotary, Tick a demandé à Atlee d’attendre, prévoyant qu’il ne devrait pas y en avoir pour plus d’un quart d’heure, vingt minutes, et Atlee a répondu que cela lui convenait, même s’il n’était pas ravi de perdre son temps. Il avait autre chose à faire, il y a toujours autre chose à faire. Mais il a attendu, debout les bras croisés à l’entrée du poste de police, en tâchant de s’abriter de la pluie et de ne pas être dans les jambes d’un groupe de jeunes hommes et femmes qui transportaient des caisses et des sacs depuis la pelouse et les descendaient dans une cave par un escalier métallique.
En dehors de Tick, Atlee n’a communiqué directement qu’avec l’un d’entre eux, un homme qui semblait être le chef : un petit personnage râblé, plus âgé que les autres, aux cheveux broussailleux et aux yeux marron foncé derrière des lunettes à monture d’écaille.
« Avez-vous saisi son nom, à celui-là ?
— Astronaut.
— Il s’appelait Astronaut ?
— Je suppose que non. Mais c’est ainsi qu’ils l’appelaient. »
Je l’écris. Astronaut. Entouré deux fois, un point d’interrogation.
Ledit Astronaut était calme, mais incontestablement le leader, m’informe Atlee : il distribuait les ordres et houspillait le groupe qui roulait des duvets, fermait des sacs de sport, empilait des boîtes de nourriture et des bidons d’eau, descendait et remontait l’escalier. Il y avait aussi des caisses, de grandes caisses d’expédition cubiques qui semblaient lourdes, qui devaient être portées par deux personnes se déplaçant lentement sur les marches.
Le contenu de ces caisses, Atlee en ignore tout. Mes pensées volent dans toutes les directions. Une scie mécanique… des armes, des munitions… du carburant… de l’équipement informatique… des matériaux de construction…
J’ai atteint l’avant-dernière page de mon mince carnet bleu. J’empêche mes mains de trembler. J’imagine tous ces gens : Tick, nerveux, drôle de tête ; Astronaut, lunettes, cheveux en bataille. Les jeunes, des étudiants comme Nico, descendant et remontant les marches métalliques comme des fourmis, chargeant leurs vivres, leur eau et le contenu de ces caisses.
Atlee estime qu’ils étaient quatorze : huit femmes et six hommes. Je lui demande à quoi ils ressemblaient. Il hausse les épaules et me répond : « à des gens », et l’idée me vient que les amish nous voient comme nous les voyons. Nous trouvent-ils tous pareils, dans nos vêtements non noirs, avec nos accessoires et nos coupes de cheveux de mécréants ? J’insiste, cependant, pour obtenir le peu de détails dont il se souvient. Il y avait un jeune avec des baskets bleu vif, il se rappelle ça, un grand type, à l’ossature lourde. Une femme l’a particulièrement frappé, une Afro-Américaine, d’une maigreur inhabituelle. Je lui décris la jeune fille endormie, Lily, et il ne se rappelle pas avoir vu d’Asiatique, mais il ne saurait en jurer. Je lui décris Jordan, le copain de Nico à l’université du New Hampshire. Sa seule évocation suffit à déclencher dans mes tripes une rage brûlante ; je le visualise, goguenard, fuyant, cachant des couches de secrets derrière ses lunettes noires et son rictus narquois.
Mais Atlee ne reconnaît pas ma description ; il ne se rappelle personne de particulièrement petit, ni porteur de lunettes noires.
En revanche, il y a une personne, une, dont il se souvient précisément. J’ai encore la photo sortie : le vieux tee-shirt noir, l’air buté, les lunettes volontairement ringardes. Je lui demande de la regarder encore et il s’exécute, hoche la tête.
« Oui.
— Vous êtes absolument certain ?
— Oui.
— Cette jeune femme, elle était dans le groupe ?
— Je l’ai vue, me dit Atlee, et je l’ai entendue parler. »
Après avoir attendu plus d’une heure que les jeunes aient terminé leurs préparatifs et leur déménagement, il était de plus en plus impatient de faire le boulot et de passer à autre chose. En chemin, il avait repéré une grange sur Police Station Road, entre le commissariat et la ville, et il avait l’intention de s’y arrêter au retour pour voir s’il y trouverait quelque chose d’utile – de la nourriture pour bétail, peut-être, ou des outils, ou du propane. Mais il n’était pas loin de 16 heures et ses lambins de clients en étaient encore à descendre leurs affaires par l’escalier alors que le jour commençait à baisser.
Si bien qu’Atlee est allé demander à Astronaut combien de temps cela allait encore durer, et l’a trouvé, dans un couloir donnant sur le garage, en train de parler avec une fille. « C’était elle, me dit-il en indiquant la photo. Celle que vous cherchez. »
Ils parlaient à voix basse, Nico et Astronaut, au bout du long couloir qui traverse le commissariat. Tous deux fumaient des cigarettes, et ils se disputaient.
« Attendez, dis-je avec difficulté. Ils se disputaient à quel propos ?
— Je l’ignore.
— Comment savez-vous qu’ils se disputaient, alors ? »
Atlee a un léger sourire. « Nous sommes des gens paisibles, mais je sais tout de même reconnaître une querelle quand j’en vois une.
— Mais de quoi parlaient-ils ? »
Je m’entends à peine parler, tant mon cœur bat fort ; le sang me monte à la tête et me semble l’emplir, comme de l’eau froide dans une grotte. J’ai l’impression d’être là-bas, de fondre sur ces deux-là, absorbés par leur conversation dans cet étroit couloir. Était-il déjà taché de sang, avec deux traces juxtaposées, une sortant de la cuisine, l’autre y rentrant ?
« Je ne pourrais vous dire précisément quel était le sujet, mais j’ai bien vu que la fille était la plus fâchée des deux. Elle secouait la tête et lui enfonçait le doigt dans le torse, comme ceci. L’autre, Astronaut, il dit que la situation est ce qu’elle est. La fille répond qu’elle n’est pas d’accord. »
Je pouffe de rire, subitement. Atlee me regarde avec perplexité. Évidemment, qu’elle a répondu ça ! C’est bien ma frangine, ça, c’est Nico, rejetant avec entêtement l’affirmation la moins discutable : La situation est ce qu’elle est… – Pas d’accord. C’est Nico tout craché. Je la vois disant cela. Je l’entends. Je suis si proche d’elle, à cet instant ! Je me sens si proche.
« Et… d’accord. D’accord, qu’a-t-elle dit d’autre ? »
Rien, me répond Atlee. « Je me suis raclé la gorge pour signaler ma présence. On m’avait dit “une demi-heure”, et j’attendais déjà depuis trois fois plus de temps. L’homme s’est excusé. Il était très poli. Très doux dans ses manières. Il m’a demandé si je pouvais revenir à 17 h 30. Il m’a assuré qu’à ce moment-là ils auraient terminé leur déménagement, et que la pièce de béton serait prête pour que je la mette en place.
— Et c’est ce qui s’est passé ?
— Oui. Je suis allé voir la grange que j’avais repérée, puis je suis revenu à l’heure convenue.
— À 17 h 30 ?