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— Oui.

— Et il n’y avait plus personne en haut, et le bloc de béton vous attendait ?

— Oui. Ainsi que la nourriture promise. Comment appelez-vous cela, déjà ?

— Des MRE, dis-je distraitement, avant de me mordiller la lèvre un instant. Ce n’est pas vous qui avez coulé le béton ?

— Non. C’était fait quand je suis arrivé. »

Je ne note rien de tout cela. Je n’ai plus de papier, mais je pense que je retiendrai les informations. La chronologie, les détails. Je m’en souviendrai.

« Et donc, à cinq heures et demie, il n’y avait plus personne ?

— Voilà.

— Ils étaient descendus ?

— Eh bien, je ne sais pas. Mais ils n’étaient plus là. »

Et c’est tout, fin de l’histoire, fin de la journée du 26 septembre. Atlee et moi gardons un silence pensif, appuyés à une clôture dans la pénombre, au bout des terres des fermes joy.

Après un dernier moment passé côte à côte, Atlee se détourne de la clôture et me tend sans un mot la seule chose qui avait disparu de mes poches, mon pistolet de service. Il n’a plus d’informations à me fournir, mais j’ai encore besoin d’une chose. Je lui décris ma requête et il y accède bien volontiers – il me dit où je dois me rendre et à qui il faut que je parle. Il prend mon carnet et écrit quelque chose au verso de la couverture. J’incline la tête avec reconnaissance. J’éprouve une tristesse authentique pour ce vieil homme, pour la cape dans laquelle il s’est drapé, sa tâche herculéenne consistant à faire croire que le monde est encore plus ou moins ce qu’il fut. Il a agi tel un superflic d’unité d’intervention, bondissant au ralenti pour se jeter dans le chemin de l’information.

Alors que je me décolle enfin de la clôture et commence à lui faire mes adieux, il me coupe la parole, sa fourche tenue à hauteur d’épaule. « Vous avez dit, je crois, que cette jeune femme était votre sœur.

— Oui. »

Il m’observe encore, avec l’air de prendre une décision. « L’homme, Astronaut. Doux, comme je l’ai dit. Poli. Mais à sa ceinture – une ceinture d’ouvrier –, il portait un pistolet à canon long, un couteau de chasse denté et un marteau arrache-clou. » L’expression d’Atlee est fixe et sombre. Un frisson me tombe dessus comme de la neige. « Il n’a pas retiré sa ceinture, ne s’en est pas servi. Mais elle était là. C’est ce que j’ai remarqué à propos de cet homme, le leader du groupe. Un homme calme, mais qui gardait toujours une main à la ceinture. »

* * *

En partant, j’aperçois Houdini, resté dans son coin boueux derrière la resserre. Vautré par terre, pratiquement inerte, la tête inclinée, endormi. Deux enfants amish sont dans les parages, ils jouent aux osselets sur une plaque de terre dure. Cela plaira à Houdini, lorsqu’il se réveillera, il aimera entendre leurs rires. Je prends la décision en un claquement de doigts, comme disait Atlee : je n’appelle pas mon chien. Je ne m’approche même pas suffisamment de lui pour le réveiller. Je passe sans bruit, tête baissée, lui jette un dernier coup d’œil, et je m’en vais.

Ce n’est pas facile pour moi, car Houdini est un bon chien, il a été adorable avec moi et je l’aime, mais je le laisse dans ce vaste endroit vert qui sent les animaux et l’herbe, parmi ces gens qui prendront bien soin de lui jusqu’à son grand âge, du moins à ce qu’ils croient.

* * *

« Attendez, s’il vous plaît. »

Une voix de fille, juste assez forte pour être entendue. Je m’arrête, me retourne, et vois Ruthie, celle que j’ai surprise à tricher pendant le bénédicité, celle aux grands yeux bleus et aux cheveux blond-roux tressés. L’une des plus âgées des filles amish qui gloussaient de rire, mais elle ne glousse plus, à présent. L’air grave, les joues rouges d’avoir couru, l’ourlet de sa robe noire couvert de poussière. Elle m’a rattrapé au bout du chemin, là où la ferme rejoint la route. Elle me regarde fixement, l’air volontaire, et ses doigts anxieux se tendent vers ma manche.

« Je vous en prie. Il faut que je vous demande. »

Elle jette un regard angoissé en direction de la maison. Je suis sur le point dire : « Me demander quoi ? », mais ce serait juste pour gagner du temps. Je sais exactement ce qu’elle a en tête, je l’ai su aussitôt qu’elle a ouvert la bouche.

Le poste radio, dans la grange. Une enfant innocente, seule dans le clair de lune, au grenier, écoutant de la musique interdite et profitant d’une rare bouffée d’indépendance, d’un répit entre les corvées et le soin de ses frères et sœurs, et soudain elle entend cette nouvelle déroutante, au début elle est perplexe, et puis, peu à peu, elle comprend ce que cela veut dire, ce que tout cela veut dire.

Depuis, elle fait semblant. Fait bonne figure. La pauvre jeune Ruthie est au courant pour Maïa, comme son grand-père, elle sait mais elle ne le lui a pas dit. Elle ne veut pas qu’il sache qu’elle sait, ne veut pas qu’il sache qu’elle sait qu’il sait. Cache-cache jusqu’à la fin du monde.

Seulement, la voici, là. Devant moi, à m’attendre. Les doigts crispés sur ma manche. « Combien de temps ?

— Ruth. Je suis désolé. »

Elle serre ma manche plus fort. « Combien de temps ? »

Je pourrais lui vendre de l’espoir : lui dire qu’il y a un plan d’action en cours. Que le département de la Défense et le commandement spatial ont trouvé quelque chose. Une déflagration à distance, une détonation nucléaire, à une distance égale au rayon de l’astéroïde, relâchant des rayons X suffisamment chargés en énergie pour vaporiser une portion de sa surface… que tout va s’arranger.

Mais comme j’en suis bien incapable, je lui donne la réponse au plus vite, comme on arrache un pansement. « Trois jours. »

Elle a une inspiration brusque et hoche courageusement la tête, mais s’effondre dans mes bras. Je la rattrape et tiens son petit corps contre mon torse, en l’embrassant doucement sur le haut de la tête.

La voix de Cortez chante à mon oreille : Tout te rappelle ta sœur.

« Je suis vraiment désolé, lui dis-je. Vraiment, vraiment, vraiment désolé. » Ce ne sont que des mots, cependant. Rien qu’un paquet de tout petits mots.

Quatrième partie

Allez, au boulot

Lundi 1er octobre

Ascension droite : 16 49 50,3

Déclinaison : − 75 08 48

Élongation : 81,1

Delta : 0,142 ua

Tout est exactement tel que je l’ai laissé en partant.

Le commissariat de Rotary évoque un petit bateau gris, amarré dans le demi-jour. L’allée d’accès, un U en gravier. Deux mâts, deux drapeaux en berne. J’approche dans le silence de l’aube, en faisant crisser le gravier sous mes gros godillots, tel un montagnard regagnant la civilisation après un long exil dans la nature, sauf que la civilisation a disparu. Il n’y a plus qu’un bâtiment municipal terne, planté comme une ruine au milieu d’une pelouse non tondue. Il pleut de nouveau. Il a plu par intermittences toute la nuit.

J’ai dormi pendant cinq heures, au cœur de la nuit, sur le côté de la route, sous le même panneau vous êtes ici qu’à l’aller, ma veste pliée de manière à me faire un oreiller, mon arme de service dans le creux du bras.

À présent c’est le matin, je quitte l’allée pour marcher dans l’herbe et je les sens, je perçois leur présence… je les entends presque, là-dessous, sous mes pieds, remuant dans leur antre souterrain, le terrier qu’ils se sont creusé et qu’ils ont investi, le dédale qu’ils occupent. Mon esprit a construit des mythologies autour d’eux tous, a enveloppé leurs noms d’auras malveillantes. Tick, la face allongée, bizarre. La fille noire très mince, boudeuse et cruelle. Astronaut, avec ses cheveux broussailleux et sa ceinture d’armes. Tous sont désormais inscrits à l’encre noire dans mon carnet bleu. Des suspects. Des témoins, même si je ne sais pas bien de quoi. Ils sont tous là, en bas, à trottiner comme des araignées, et ils ont ma sœur avec eux.