— Non.
— Si, mon garçon. Mon garçon tout seul. Regarde dans ton cœur.
— Non. »
Je recule ma tête, mais il remonte la sienne vers moi, et me glisse directement dans l’oreille : « Hé. Couillon. Elle est réveillée. »
Je lâche Cortez, bondis sur mes pieds et pars en courant. Oh, mon Dieu. Oh, non. Il reste par terre à rigoler, mort de rire pendant que je fonce vers l’entrée, riant et criant dans mon dos : « Elle est debout depuis hier soir. Elle m’a réveillé à force de brailler, mais elle veut pas me laisser entrer ! »
Sa voix triomphante, ravie, et moi qui agrippe la poignée pour tirer la porte.
« Elle est pas contente, Henry, mon vieux. Pas contente du tout ! » Il s’amuse comme un petit fou, ravi de ma détresse, et me lance encore : « J’en reviens pas que tu m’aies mis un bourre-pif ! »
Lily est debout contre le mur du fond, tremblante, les bras serrés autour du corps. Le moignon ombilical de la perfusion pend de son bras, là où elle l’a arraché. Elle a aussi arraché le pansement de sa gorge, et sa plaie, rose et à vif, luit comme un grotesque bijou extraterrestre.
« Qui êtes-vous ? me lance-t-elle farouchement.
— Je m’appelle Henry. Je suis policier.
— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? me hurle-t-elle alors. Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Rien, rien ! »
Elle me fixe du regard, craintive et provocante à la fois, comme un animal malade que je serais venu euthanasier. Elle pointe un doigt tremblant vers la poche de sérum qui pend encore au plafond derrière moi. « Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Du sérum physiologique, c’est tout. Du chlorure de sodium à 90 %. » En voyant l’horreur incrédule dans ses yeux, j’ajoute : « De l’eau, Lily, c’est de l’eau salée, pour vous réhydrater. Vous en aviez besoin.
— Lily ?
— Ah, oui, je… »
Pourquoi est-ce que je l’appelle ainsi, moi ? Où avons-nous déniché ce prénom ? J’ai oublié. Aucune importance. Elle me regarde bouche bée. Déroutée, désarçonnée. Mes doigts sont blancs, serrés sur les barreaux.
« J’ai fait pipi, dit-elle soudain.
— À la bonne heure ! Bravo. » Je lui parle comme à une enfant, je dis n’importe quoi. « Cela veut dire que vous vous remettez. » J’essaie de l’apaiser. « C’est moi qui vous ai mis ici, d’accord ? Vous dormiez. Mais vous êtes en sûreté. Vous allez bien. Tout va s’arranger. »
Ce n’est pas vrai, et elle le sait : tout ne va pas s’arranger, c’est comme ça. Évidemment. Elle est pâle comme la mort, agitée de tremblements violents, son visage exprime un pitoyable mélange de peur et d’étonnement.
« Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas, au juste. J’essaie de le comprendre.
— Où suis-je ? »
Elle humecte ses lèvres d’un coup de langue et regarde autour d’elle. Je ne sais pas par où commencer. Vous êtes dans le commissariat. Vous êtes au déversoir de la Muskingum. Vous êtes sur Terre. J’ignore ce qu’elle sait. Je me demande à quoi je ressemble. Je regrette de n’être pas rasé. Je voudrais être moins grand. Je sens la terre et le feu.
« Vous êtes au rez-de-chaussée, dis-je finalement.
— Et les autres ? »
J’ai des picotements dans la nuque. Les autres. Tick, Astronaut, la fille noire, le jeune aux baskets bleu vif.
« Je ne sais pas où ils sont.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Henry Palace.
— Henry, souffle-t-elle, puis : Palace. »
Et elle me regarde, et ses yeux s’agrandissent en passant sur mon visage. « Henry, Henry, dit-elle, puis elle me regarde bien en face, droit dans les yeux. Vous avez une sœur ? »
C’est comme la dernière fois : je courais après le chien et Cortez courait après moi, nous trois filant vers le corps de la fille dans la clairière, mais cette fois je cours après Lily, qui ne s’appelle pas Lily, en écrasant brindilles et fourrés sous mes pieds qui martèlent le sol, et des ronces s’accrochent à mes jambes de pantalon tels des esprits vengeurs essayant de me faire tomber. Comme la dernière fois, même chemin, une pente orientée à l’ouest qui s’éloigne du commissariat, puis longe le ru… mais ensuite, Lily vire soudain à gauche et je la suis, elle franchit un petit pont de corde, et je la suis encore et toujours.
Cache-cache. À travers bois. Il pleut. Mon cœur galope dans ma poitrine, bondit en avant de moi.
Et j’ai cette pensée folle : c’est bien, ce long moment passé à simplement courir. Le moment d’avant l’arrivée, où que nous allions. Mon pouls est un rugissement d’océan dans mes oreilles. Le soleil, un pâle cercle jaune qui perce à peine les nuages de pluie. Continuons de courir à jamais. Car je le sens, oh oui, je le sens… je sais ce qui m’attend.
Lily s’arrête net en atteignant une ligne de buissons bas, et son dos se raidit, sa tête pivote très légèrement vers la gauche puis vers le bas, son corps entier a un mouvement de recul lorsqu’elle voit ce qu’elle a devant elle. Mais je sais ce que c’est, je le sais déjà. J’ai la poitrine bloquée comme si quelqu’un la serrait avec une ceinture. Les poumons brûlants d’avoir couru. Je sais déjà.
Je me déplace au ralenti. Passe devant une Lily statufiée, traverse des taillis pour entrer sur un petit tertre, un espace dégagé entre les arbres.
Il y a un corps au centre de la clairière. Je trébuche sur des racines, et même sur mes pieds, comme un idiot. Je bascule en avant, retrouve mon équilibre, puis m’accroupis, pantelant, à côté du corps.
C’est elle, je sais que c’est elle. Elle est couchée sur le ventre, mais c’est bien elle.
Lily gémit derrière moi, à l’orée de la clairière. Je retourne le corps, et oui, c’est bien elle, je n’ai pas un instant d’hésitation, pas le plus léger répit : le visage est immédiatement, et sans conteste, celui de Nico. Un jean, un tee-shirt à manches longues, des sandales marron comme celles que porte Lily. Elle s’est débattue, elle aussi, avant d’être égorgée : un hématome sous l’œil, des égratignures sur les joues et le front, un mince filet de sang couleur rouille sous le nez. Des blessures de rixe de bar, rien de grave, sauf quand on regarde juste un peu plus bas, car là il y a sa gorge – déchirée, affreuse, rose, rouge et noire, mais je ne prête aucune attention à tout cela, vraiment, non, je prends son pouls… c’est ridicule, elle est glacée et cireuse, mais je pose deux doigts sur le creux doux, juste en dessous du maxillaire inférieur, juste au-dessus de la violente ligne rouge de sa plaie, je pose mes doigts et regarde s’écouler une minute à ma Casio, et il n’y a aucun pouls, parce qu’elle est morte.
Son visage est doucement penché d’un côté et ses yeux sont fermés, comme si elle dormait. Elle est en paix, c’est ce que l’on dirait, les gens disent toujours ce genre de choses, mais c’est une affirmation erronée – les pensées roulent et grondent dans ma tête, le chagrin me serre la gorge à m’étouffer – elle n’est pas en paix, elle est morte, elle était en paix lorsqu’elle riait d’une fine remarque, elle était en paix lorsqu’elle fumait une cigarette, qu’elle écoutait Sonic Youth. Elle aimait tous ces groupes alternatifs des années 1980 et 1990, ces morceaux pour radio de fac. Hüsker Dü, les Pixies. La chanson de ces petits malins de The Replacements qui parle d’une hôtesse de l’air.
Il y a de la terre sur ses joues. Je l’essuie avec mon pouce. Quelques cheveux sont collés en travers de son front telles de délicates fêlures. Toute sa vie, Nico a été ravissante, et elle a toujours essayé de faire comme si elle ne l’était pas. Si jolie, et si contrariée de l’être.