Je lève les yeux vers le ciel, vers l’incertain soleil gris puis au-delà, en m’imaginant que je peux voir 2011GV1 à son emplacement actuel. Il est proche, maintenant, à un peu plus de trois millions de kilomètres, notre plus proche voisin. Il paraît que pendant les deux dernières nuits on le verra à l’œil nu, une nouvelle étoile, une tête d’épingle en or dans les cieux noirs. Il paraît que juste avant l’impact, le ciel s’illuminera férocement, comme si le soleil explosait, et qu’ensuite nous le sentirons, même de l’autre côté de la Terre nous le sentirons, le monde entier vacillera sous le choc. Il paraît que du point d’impact, tant de débris seront projetés que l’atmosphère de la Terre en sera couverte en quelques heures.
Je me lève, m’éloigne en titubant, puis je saisis mon front à deux mains et me griffe lentement le visage : j’enfonce les doigts dans mes yeux, dans mes joues, dans ma ridicule moustache de flic, défigure mes lèvres et ma bouche, creuse des sillons rageurs dans mon menton. Les oiseaux échangent des gazouillis dans les arbres autour de nous. Lily, la fille, là, dont j’ignore le prénom : elle est toujours en lisière de la clairière, et elle sanglote sans un mot. Un gémissement discordant de fantôme.
Allez, inspecteur, me presse Culverson, gentiment mais fermement. Allez, au boulot.
Je fais demi-tour et me rapproche à nouveau, je me force à examiner le corps comme n’importe quel corps, la scène de crime comme n’importe quelle scène de crime.
Sa gorge est ouverte, comme l’était celle de Lily. Son visage est couvert d’égratignures et de légers hématomes, comme l’était celui de Lily. Et ses cheveux : il en manque une touffe à l’arrière, juste au-dessus de la nuque. Elle a eu de vilaines coupes de cheveux ces dernières années – taillés n’importe comment, tout court, à la punk –, alors c’est difficile à dire… mais je pense qu’ils ont été arrachés. Je secoue la tête, passe la main dans mes propres cheveux courts. J’exige un résumé des découvertes, et il me revient avec la voix du Dr Alice Fenton, médecin légiste en chef de l’État du New Hampshire, encore une vieille connaissance : Nous avons ici une femme blanche, vingt et un ans, traces de lutte comprenant des incisions aux doigts, aux paumes et aux avant-bras ; cause de la mort : perte de sang massive due à une lacération traumatique des structures de la gorge, infligée par un couteau ou autre objet tranchant manié par un assaillant extrêmement déterminé.
Je me mords la lèvre. J’observe son visage, ses yeux clos. Quoi d’autre ?
Cette clairière est plus petite que celle où nous avons découvert la première victime, la victime qui a survécu. La trouée où nous l’avons trouvée était nette et circulaire, encerclée par des pins. Cet endroit-ci est plus irrégulier, plus exigu, entouré non par des arbres forestiers mais par une végétation basse et laide, hérissée de ronces et d’épines.
Mais nous rencontrons ici les mêmes difficultés pour rassembler des indices, le même sol inutilisable, constitué d’une boue pâteuse. Impossible de relever des empreintes de pas.
Je me remets debout. La tête me tourne, je vois des étoiles. Je marche en ronds serrés. Quoi d’autre ?
Ralentis, Palace, me dit l’inspecteur Culverson, ralentis, me dit l’agent McConnell, et j’intime à mes fantômes de se taire, maintenant, je leur dis de se tenir tranquilles une minute parce que je n’arrive pas à ralentir, je ne veux pas… il n’y a pas le temps.
Lily se tient toujours au bord de la clairière, tremblante et gémissante.
Je m’approche d’elle d’un pas rapide. « Dites donc. Vous. Est-ce que ça va ? »
Elle secoue la tête et s’essuie la bouche sur une de ses manches. « Non », dit-elle dans un souffle, presque sans remuer les lèvres.
Je fais encore un pas, m’approche tout près d’elle pour entendre ce qu’elle me dit.
« Je ne sais pas ce qui s’est passé.
— Comment ça, vous ne savez pas ?
— Je me revois en train de courir. Dans les bois.
— Pour fuir quoi ?
— Juste… C’est tout ce que je me rappelle. Je courais.
— Mais devant qui ? »
Elle veut parler mais n’y arrive pas, les mots ne sortent pas, sa bouche reste ouverte et sa mâchoire tremble.
« Vous fuyiez qui, Lily ?
— Je ne me rappelle pas ! » Ses mains montent à hauteur de sa bouche. « Il le fallait. Je n’avais pas le choix. Je devais le faire. Juste… courir. »
Les mots s’échappent un par un derrière la barrière de ses mains, enfermés chacun dans sa petite bulle. « Courir… courir… courir… »
Je lui redemande ce qu’elle fuyait, qui elle fuyait, pourquoi courir ainsi, mais c’est terminé, elle s’est arrêtée net, comme une horloge. Ses mains redescendent de sa bouche figée, et son visage est totalement impénétrable, le regard fixé droit devant elle. Je scrute ses pupilles comme si c’étaient d’étroites fenêtres, comme si, à force, j’allais voir à travers et plonger dans le théâtre sombre de son esprit, voir ce qui est arrivé à ma sœur se dérouler dans les yeux de Lily.
Lily n’est pas son prénom. Je ne le connais toujours pas. Il faut que je l’apprenne.
Il faut que j’apprenne tout.
L’agresseur trouve deux filles dans la kitchenette.
Il les accule dans un coin et égorge la victime n° 1. Supposant qu’elle est morte, il poursuit la victime n° 2 dans les bois. Et, c’est plus fort que moi, je repense à ce bon vieux Billy, là-bas près de son camping-car, Billy dans son tablier sanguinolent, tenant par le cou un poulet condamné.
Sur ces entrefaites, la victime n° 1, qui est blessée mais en vie, se remet péniblement debout pour sortir de là en empruntant le couloir, laissant derrière elle une traînée de sang.
Le coupable a plus de succès avec la victime n° 2. Il la rattrape ici, dans cette clairière ; il lui tranche la gorge jusqu’à la trachée et elle meurt pour de bon. La victime n° 1, pendant ce temps, titube jusqu’à s’effondrer dans une autre clairière, dans ces bois sanglants.
Le tueur rentre, essoufflé, avec son couteau d’où goutte encore le sang, il reprend le couloir jusqu’à la kitchenette, puis… disparaît.
Le sous-sol. Il faut que je descende dans ce sous-sol.
Je pivote pour repartir, rejoindre Cortez, me remettre au travail, mais là je m’arrête.
Entrées et sorties, me souffle Culverson. Termine la scène.
Il a raison, sauf que dans un éclair de lucidité je me rends compte que ce n’est pas lui qui a raison c’est moi, c’est moi qui me rappelle que c’est une erreur de débutant, quitter une scène de crime sans songer aux entrées et aux sorties. C’est lui que j’entends, mais en réalité c’est moi – chaque fois que j’entends une voix me dire de faire quelque chose, que ce soit la voix douce de l’inspecteur Culverson, celle de ma mère, celle de mon père, de Fenton ou de Trish McConnell. À un certain point, il faut bien s’avouer à soi-même qu’on est tout seul.
J’arpente à présent le périmètre, lentement, sous la pluie. Je cherche un endroit où les buissons seraient écrasés, là où la victime ou le tueur a surgi, je guette d’éventuelles traces de la présence d’un tiers, et ce que je découvre à la place, gisant là, inoffensif à côté d’un buisson au bout de la clairière, c’est un sac à dos portant le logo Batman.