Je le fixe avec stupéfaction pendant quelques secondes, après quoi j’en chasse la terre à petits coups de pied et je me baisse pour le soulever. Il m’est instantanément familier, voire réconfortant : son poids, le contact des bretelles. C’est mon sac à dos, de quand j’étais petit. En CM1, CM2. Visiblement, Nico me l’a emprunté à une époque, et elle s’en servait ici, elle l’emmenait partout avec elle, mais dans mon chagrin et mon désarroi c’est une vision stupéfiante et magique : un objet a été fourré dans une machine à voyager dans le temps au début de l’été de mes neuf ans, et relâché ici, dans les bois, au moment de la mort de ma sœur. Je l’élève prudemment jusqu’à mon nez, comme s’il pouvait encore sentir les pelures de gomme, le sandwich à la mortadelle, le Scratch’ Sniff.
Ce n’est pas le cas. Il sent la terre et la forêt. Il est gonflé en haut, mais léger et bosselé. Je tire sur la fermeture Éclair, et voilà qu’en dégringolent des sachets de pop-corn, de chips et de snacks : Lay’s, Cheetos, Kit Kat, barres de céréales.
Je jette un regard vers le corps, son corps, en secouant la tête. « Je le savais, dis-je à ma sœur. Je savais que c’était toi. »
Elle a pris tout le contenu du distributeur, on dirait bien, même les articles nuls dont personne ne veut jamais, les gaufrettes Necco, les pastilles de menthe et les fins paquets de Wrigley’s. Je l’imagine faufilant son bras dans les entrailles de la machine, encore et encore, tordant un cintre en crochet pour tout attraper. La vieille astuce. De rien, les gros !
Sous les bonbons et les chips, je trouve le reste des affaires de Nico. Des shorts et des tee-shirts. Deux pistolets, une boîte de munitions fermée avec du scotch. Une paire de talkies-walkies – pas juste un, la paire. Des culottes et des soutiens-gorges. La Ferme des animaux. Un coupe-vent, roulé en boule et maintenu par un élastique. Une lampe torche en plastique rouge, que j’allume et éteins. Le fond du vieux sac à dos Batman est renforcé par des couches et des couches de gros scotch marron, pour éviter qu’il craque et que tout le sac se vide.
Je chasse les larmes de mes yeux, du dos de la main.
Elle s’en allait.
Le reste de ce club ridicule avait enfin abandonné sa grotesque idée fondatrice, avait accepté, à une semaine de la fin, que le fameux scientifique rebelle soit mort, ou resté en prison, ou aux abonnés absents – compris que Godot n’allait pas arriver, tout compte fait.
Mais pas Nico. Pas ma petite sœur cabocharde. Elle ne pouvait se résoudre à l’évidence.
La situation est ce qu’elle est, lui a dit Astronaut, et elle a répondu : Pas d’accord.
Même alors que tous les autres étaient prêts à passer au plan B, à se glisser en sous-sol, à s’enfermer et se boucher les oreilles, mon incorrigible petite sœur butée se tirait avec un sac à dos rempli de junk food, en route pour une installation militaire à six cents kilomètres d’ici, pour traquer le fameux Hans-Michael Parry comme si c’était Bigfoot, l’attraper et le mettre au pas.
Elle allait sauver le monde toute seule, bon sang, s’il le fallait.
Je m’autorise à rire, juste un tout petit peu, mais pas longtemps, car son plan n’a pas fonctionné, parce que quelqu’un ne voulait pas qu’elle s’en aille. Quelqu’un l’a poursuivie, elle et Lily aussi, il leur a tranché la gorge et les a laissées mourir.
En passant le sac Batman sur mon épaule, je découvre un dernier indice, juste à côté du corps de Nico, dépassant de la boue. Un fin bâtonnet de plastique moulé noir, recourbé à un bout et irrégulier à l’autre, comme si on l’avait brisé.
C’est une branche de lunettes de soleil. Je la sors de la boue. Je la tiens longtemps dans ma paume, puis la range soigneusement dans ma poche. La pluie dégouline sur mon visage.
Je ne sais encore rien, pas vraiment, j’ai encore presque tout à apprendre sur ce qui est arrivé à Nico.
Mais ça, ce petit morceau de plastique, je sais ce qu’il signifie.
« L’acceptation de la perte n’est pas un objectif – c’est un voyage. » Cela m’a été expliqué par un thérapeute spécialisé, lequel professait que se remettre de la mort inattendue d’un proche « n’est pas un événement qui se produit discrètement à un moment précis dans le temps », mais plutôt un « processus » qui se déroule lentement au long des années d’une vie. J’ai rencontré tout un défilé de psys dans le même genre au cours de mon adolescence, un cortège de représentants de la profession, plus ou moins compétents : des experts du deuil, des psychothérapeutes, des pédopsychiatres. Mon grand-père m’y conduisait et s’impatientait ouvertement dans la salle d’attente, en faisant ses mots croisés, une American Spirit attendant d’être allumée derrière l’oreille. Son scepticisme jetait une ombre très nette sur tous les efforts pour m’aider à aller mieux. « Il faut du temps pour guérir », m’annonçaient invariablement ces experts.
Mes parents étaient morts. Tous les deux. Une partie de moi m’avait été arrachée. « La guérison viendra, en temps voulu. »
Du temps, évidemment, je n’en ai plus. Je ne guérirai pas. Aucune chance que cela arrive.
Je soulève Nico dans mes bras et la serre contre moi pour la ramener, à travers bois, vers le commissariat.
« Allez, dis-je doucement à Lily, à la fille au prénom inconnu. Allez, venez, maintenant. »
Mercredi 22 août
Ascension droite : 18 26 55,9
Déclinaison : − 70 52 35
Élongation : 112,7
Delta : 0,618 ua
« Alors, c’est une résidence fermée.
— Oui. Non. Enfin… “Résidence fermée” donne l’impression que c’est un centre pour criminels ou pour toxicomanes. Là, c’est une maison de policiers. »
Abigail est sceptique. Elle rumine la nouvelle une minute, les yeux brillants au-dessus de son masque antipoussière. Elle n’est pas encore entièrement convaincue, mais elle semble avoir renoncé à l’idée que je lui mette une balle dans la tête. Je pense que cette question-là est réglée.
« Et s’ils me détestent tous, là-bas ?
— Personne ne va vous détester. »
Je soupèse cette phrase en même temps que je la prononce. Certains la détesteront. L’agent Carstairs la détestera parce qu’elle n’est pas flic ; l’agent Melwyn la détestera parce qu’elle sera envoyée par moi, et que je lui ai reproché de laisser l’éclairage extérieur allumé toute la nuit. L’agent Katz l’aimera bien, parce qu’elle est jeune et jolie. La plupart ne la détesteront pas, mais ils seront méfiants parce qu’elle vient de l’extérieur, et parce qu’à l’évidence elle est folle – mais de toute manière, à l’heure qu’il est, la plupart des gens le sont aussi.
« Tout va bien se passer, lui dis-je. Il y aura de la place pour vous, puisque je m’en vais. L’Oiseau de nuit réglera tous les détails.
— L’Oiseau de nuit ?
— Elle est formidable. Vous verrez. »
Enfin, Abigail se lève et secoue pour ouvrir un énorme sac-poubelle noir, qu’elle commence à remplir de vêtements, d’armes à feu, de livres, une brosse à cheveux, un tapis de sol. Elle détache de sa ceinture tout son arsenal, ne garde que le pistolet enfoncé dans sa botte et emballe le reste dans une valise à roulettes.
Pendant qu’elle fait ses préparatifs, je feuillette le document de quarante ou cinquante pages qu’elle m’a passé avec la carte indiquant l’itinéraire pour Rotary. Elle l’a sorti d’une valise à double fond, et la couverture est tamponnée top secret en rouge, comme dans les films. Mon regard passe sur des paragraphes denses, bourrés de détails impénétrables et d’équations complexes pleines de lettres grecques : distance orbitale optimale, rapport vélocité à l’impact (en km/s)/libération d’énergie cinétique (en gigajoules, GJ), rapport rendement énergétique (en kilotonnes, kt)/vélocité de masse/densité initiale, centre visé/centre de gravité.