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Avant-dernière page : conclusions. Dernière page : protocole. Je n’y comprends absolument rien.

Sur le verso, blanc, du document top secret, je note la chronologie que j’ai réussi à soutirer à Abigail, pour structurer le récit. À la mi-juillet, Jordan lui annonce que Hans-Michael Parry, alias Résolution, a été localisé à Gary, dans l’Indiana ; il lui dit que bientôt, les diverses « équipes » se rassembleront dans l’Ohio, dans le commissariat d’une petite bourgade appelée Rotary. Mais ensuite, après le 21 juillet – après que Jordan a mis Nico dans cet hélico, elle et une autre fille de l’université du New Hampshire, il raconte à Abigail que les ordres ont changé. Jordan et elle doivent rester postés à Concord, parce que leur fonction est maintenant celle d’une « équipe de secours ».

Et ensuite, subitement, le matin du 13 août, Jordan disparaît. Rien n’indique qu’il ait été agressé, mais il ne laisse pas non plus de mot ni de nouvelles instructions. Il est simplement « parti », me dit Abigail, soit pour Rotary soit pour une nouvelle aventure : ça, elle n’en a aucune idée.

Il est simplement parti, et depuis elle est restée seule ici, à jeter des regards inquiets dans les coins, à sentir la rotation de la Terre dans son oreille interne et à suffoquer dans la poussière cosmique.

À présent, elle semble plus claire, plus calme, comme si le simple fait d’avoir un endroit précis où aller lui permettait de marcher plus droit dans son monde tordu. Elle s’en va vers la porte sans un regard en arrière.

En lui emboîtant le pas pour m’en aller, je découvre au passage, sur une étagère, une paire de lunettes noires Ray-Ban. Je les ai déjà vues : ce sont les lunettes moches que Jordan avait sur le nez lors de notre première rencontre, à l’UNH.

Je les soulève, les fais tourner entre mes doigts.

« Jordan a oublié ses lunettes de soleil.

— Ça ? fait Abigail. Vous plaisantez ? Il en a je ne sais combien de paires. »

Cinquième partie

Isis

Lundi 1er octobre

Ascension droite : 16 49 50,3

Déclinaison : − 75 08 48

Élongation : 81,1

Delta : 0,142 ua

1

« J’ai fait du café. Vous en voulez une tasse ?

— Non.

— Vous êtes sûre ? Ce n’est pas de la première qualité, mais enfin, c’est du café. C’est déjà quelque chose.

— Non, merci. » La fille relève les yeux, me regarde un bref instant, tel un oiseau effarouché, puis rebaisse rapidement la tête. « Vous auriez du thé ?

— Ah, mince. Non, désolé. Seulement du café. »

Lily n’ajoute rien. Elle est assise au bord du mince matelas, dans la cellule, les yeux rivés sur ses mains repliées sur ses genoux. La politesse et la patience que je lui témoigne, mon attitude maîtrisée et détendue, tout cela, c’est de la poudre aux yeux, une stratégie conçue pour me permettre d’atteindre un but. À l’intérieur, je me sens comme si on m’avait fait exploser – comme si toutes les choses qui pendant si longtemps m’ont défini, toutes mes habitudes, mes souvenirs, mes dispositions personnelles, tout ce que j’ai édifié autour du noyau de moi-même, toutes ces choses-là s’étaient révélées en plâtre, et qu’après l’explosion je regardais la poussière retomber lentement au sol. La question, maintenant, est de savoir s’il y a ou s’il y a jamais eu quoi que ce soit par-dessous tout cela, ou si j’ai toujours été en carton-pâte, une tête de dragon dans une parade, tout en ornements extérieurs et creux à l’intérieur. Je pense qu’il reste un petit quelque chose, une pierre dure et chaude comme celles que l’on retrouve par terre, rougeoyantes, après un incendie. Mais je n’en suis pas certain. Je ne sais pas.

Appuyé au mur, du bon côté des barreaux, je bois à mon Thermos avec un calme exagéré. Du garage au bout du couloir nous parvient de temps en temps un fracas saccadé : Cortez, en train de travailler au corps ce bouchon de béton à l’aide d’un marteau-piqueur fonctionnant au diesel. Le corps de ma sœur est dans la salle de régulation, enveloppé dans une bâche bleue froissée.

« Bien, si on commençait par votre nom ? dis-je. Ce n’est pas Lily, ça, au moins, je le sais. » J’ai un petit rire, mais il sonne creux, alors je m’arrête.

La fille observe toujours ses mains. Le marteau-piqueur résonne de nouveau, grondant au bout du couloir. Jusqu’à présent, l’interrogatoire se passe assez mal.

« J’aimerais pouvoir vous laisser tranquille, vraiment. » Je parle lentement, aussi lentement que j’arrive à me forcer à le faire. « Vous avez traversé beaucoup de choses.

— Ah oui ? » Elle relève la tête, sa question est sincère, puis son doigt passe le long de sa gorge, là où elle m’a laissé lui remettre un pansement. « Je suppose, oui. »

Des images mentales défilant de manière stroboscopique : deux filles, folles de terreur. Des sandales marron glissant sur les feuilles mortes. Un pas lourd écrasant les branchages derrière elles. Nico, sur le ventre, saignant à gros bouillons par la gorge. Je bats des paupières, m’éclaircis la gorge. Je parle très, très lentement.

« Votre cerveau essaie d’encaisser le traumatisme. C’est difficile. Mais le problème, c’est que nous sommes, pour ainsi dire, pressés par le temps. »

Elle hoche la tête, nerveusement, ses mains tressautant sur ses genoux. « En fait, dit-elle doucement, pourriez-vous… vous savez, à propos de temps… » Un nouveau coup d’œil rapide vers moi. « Il en reste combien ?

— Ah. Bien sûr. »

Elle ignore combien de temps elle est restée inconsciente. Elle ne sait pas.

« Nous sommes lundi matin, le 1er octobre. Il reste deux jours.

— D’accord, dit-elle. D’accord. »

Elle passe nerveusement la langue sur ses lèvres sèches, repousse une mèche de cheveux égarée derrière une de ses petites oreilles, un geste simple et qui rappelle qui elle est, une fille de dix-huit ou vingt ans, une gamine égarée dans une situation étrange et terrible.

Je souris une fois de plus, en tâchant de donner à ce sourire un air humain. « Alors vous comprenez… je voudrais vraiment comprendre ce qui s’est passé.

— Mais je n’en sais rien. Je ne me souviens de rien. C’est comme ça… je ne sais pas. » Un coup d’œil, effrayé, elle touche l’épais pansement sur son cou. « Tout est noir.

— Peut-être pas vraiment tout ? »

Elle secoue la tête, à peine, un geste fugace.

« Pas votre vie entière ?

— Non, parvient-elle à dire en relevant les yeux vers moi. Pas toute ma vie.

— Bien. Alors commençons par ce dont vous vous souvenez, d’accord ?

— Ça marche », souffle-t-elle.

Ça ne marche pas. Vraiment pas. Ce que j’ai envie de faire, et ce que je ferais si cela avait des chances de fonctionner, c’est la soulever et la secouer par les pieds jusqu’à ce que les faits tombent de cette fille comme des pièces dégringolant de sa poche. Mais le processus est ainsi fait. Il est lent. Impossible de dire, à ce stade, quelle portion de son oubli vient d’une réelle amnésie, et quelle portion est liée à une peur atavique de revivre les horreurs qu’elle a traversées. La tactique indiquée dans les deux cas est forcément la patience, une petite progression régulière dans le brouillard, vers la vérité. La confiance se construit : « Voici ce que nous savons tous les deux. Voilà ce dont nous allons parler. » Il faut épauler. Il faut persuader. Cela peut prendre des heures. Des jours.