Est-elle passée par ici ? Est-ce Nico qui a pris les friandises ?
Le robinet de l’évier est en position ouverte, poussé à fond vers la gauche, comme si quelqu’un était venu se chercher un verre d’eau en oubliant que les services municipaux n’étaient plus assurés. Ou peut-être que l’eau a été coupée au moment où quelqu’un utilisait l’évier. Un flic en salle de pause après une garde longue et dangereuse, remplissant sa tasse ou se passant de l’eau sur le visage, homme ou femme, et tout à coup, oups ! plus d’eau.
L’évier est plein de sang. C’est une vasque profonde, en inox comme le robinet, dont les côtés et le fond sont couverts d’une explosion sanglante couleur de rouille. Le trou de la bonde est obstrué, encroûté. En observant de nouveau le robinet, de plus près, en l’éclairant, je trouve des traces brouillées, à peine visibles : des mains rougies, ensanglantées, ont trituré ce mélangeur, brutalement tiré dessus.
faisez gaffe à vous les trouducs !
Au-dessus de l’évier et derrière, un râtelier horizontal fixé au mur porte trois couteaux. Tous sont éclaboussés de sang, sur toute la longueur, manche et lame couverts de gouttelettes. Un caillot de peur et d’excitation se forme à la base de mes tripes et me remonte comme une bulle dans la gorge. Je fais vivement volte-face, le cœur battant comme un tambour, je retraverse le vestiaire pour gagner le couloir, le soleil est entièrement levé dehors, il projette une lueur ocre assombrie à travers la porte vitrée et le sol est cette fois clairement visible. On distingue des traces sur le revêtement. Des taches discrètes, mais aussi parlantes que les cailloux du Petit Poucet, qui mènent de la kitchenette au vestiaire, passent devant le tableau blanc et le drapeau, longent tout le couloir et rejoignent l’entrée.
L’inspecteur Culverson, mon mentor et ami, appelait cela suivre le sang. Suivre le sang signifie marcher dans les pas du suspect évadé ou de la victime en fuite, cela signifie : « Tu remontes la piste et tu vois quelle chanson elle veut bien te chanter. » Je secoue la tête : je l’entends encore me dire cela, sur le ton de la plaisanterie, avec une emphase voulue. Mais Culverson savait tourner une phrase, ça oui.
Je suis le sang. Je longe la ligne régulière des gouttelettes, qui sont visibles sur le carrelage, à intervalles de quinze à vingt centimètres, sur toute la longueur du couloir. Elles passent la porte vitrée, après quoi la piste disparaît dans la boue épaisse, devant le bâtiment. Je reste debout dans le jour gris. Il pleuviote, un crachin indécis. Cela fait des jours qu’il pleut. Quand nous sommes arrivés ici tard dans la nuit, Cortez et moi, l’averse était tellement forte que nous avons dû pédaler avec nos vestes remontées sur nos têtes, comme des escargots, et attacher une bâche bleue, bien serrée, par-dessus nos affaires dans notre petite remorque Red Ryder. Où que soit partie la personne qui saignait en sortant d’ici, il n’en reste aucune trace pour me chanter quoi que ce soit.
De retour devant l’évier ensanglanté de la cuisine, j’ouvre mon petit carnet bleu à l’une des dernières pages vierges et j’y dessine grossièrement les couteaux accrochés au mur. Un couteau de boucher, 30 cm ; un hachoir, 15 cm, à dos effilé ; un couteau d’office, 9 cm, marque « W.G. » incrustée dans le manche, entre les rivets. Je reproduis leurs éclaboussures de sang et les taches de l’évier. Je me mets à quatre pattes pour remonter de nouveau la piste, et cette fois je note que les gouttes sont oblongues : elles ne forment pas un rond, mais plutôt un ovale avec une extrémité en pointe. Je recommence, pour la troisième fois, bien lentement, avec ma grosse loupe à la Sherlock Holmes, et je constate alors qu’elles alternent : une gouttelette pointant dans un sens, la suivante dans l’autre, l’une vers l’est, l’autre vers l’ouest, sur toute la longueur du couloir.
Je n’ai été inspecteur que pendant trois mois, bombardé à ce poste puis remercié tout aussi abruptement lorsque la PJ de Concord a été absorbée par le ministère de la Justice, si bien que je n’ai jamais reçu l’entraînement de haut niveau dont j’aurais bénéficié au cours d’une carrière normale. Je ne suis pas aussi versé que je le souhaiterais dans l’analyse détaillée des scènes de crime, je ne peux pas avoir autant de certitudes que je le voudrais. Mais quand même. Ce qui se trouve devant moi, ce n’est pas une trace, mais deux ; ce que racontent les gouttelettes alternées, ce sont deux occasions différentes dans lesquelles quelqu’un a parcouru ce couloir soit en saignant, soit en transportant un objet trempé de sang. Deux trajets, dans deux directions opposées.
Je regagne la kitchenette et étudie une fois de plus le carnage rouge dans l’évier. Une fébrilité nouvelle m’a saisi aux tripes, le chaos court dans mes veines. Trop de café. Pas assez de sommeil. Des éléments nouveaux. J’ignore si Nico est ici, si elle y a jamais été. Mais il s’est passé quelque chose. Quelque chose.
Ce n’est pas l’imminence de la fin du monde qui a creusé un fossé entre ma sœur et moi, mais plutôt nos réactions divergentes à ladite fin du monde, un désaccord fondamental sur la réalité de ce qui se passait – à savoir, si cela allait vraiment arriver ou non.
Oui, cela va arriver. J’ai raison et Nico a tort. Nul ensemble de faits n’a jamais été aussi rigoureusement démontré, nulle série de données aussi soigneusement analysée et revérifiée, par autant de milliers de professeurs, de savants et d’élus. Tous souhaitant désespérément que ce soit faux, tous constatant cependant que c’était vrai. Il demeure quelques incertitudes sur les détails, bien sûr, par exemple en ce qui concerne la composition et la structure de l’astéroïde, s’il est fait principalement de métaux ou de roches, si c’est un monolithe ou un agglomérat de caillasses. Les prédictions varient également lorsqu’il s’agit de savoir précisément ce qui se passera après l’impact ; quelle quantité d’activité volcanique il déclenchera, et où ; à quelle vitesse et à quelle hauteur le niveau des océans va monter ; combien de temps il faudra pour que les cendres éclipsent le soleil, et combien de temps celui-ci restera voilé. Mais sur le fait principal, il y a consensus : l’astéroïde 2011GV1 – Maïa pour les intimes – qui mesure 6,5 km de diamètre et se déplace à près de 65 000 km/h, va percuter la planète en Indonésie, à un angle de 90 degrés par rapport à l’horizontale. Cela arrivera le 3 octobre. Soit mercredi prochain, vers l’heure du déjeuner.
Une animation vidéo a beaucoup fait parler d’elle au début, elle a été beaucoup « likée » et partagée – c’était il y a plus d’un an, pendant l’été de l’année dernière, alors que la probabilité de l’impact était déjà élevée mais pas encore absolue ; à l’époque où les gens allaient encore au travail, se servaient encore des ordinateurs. C’était lors de la dernière éruption de frénésie sur les réseaux sociaux, une période pendant laquelle les gens recherchaient de vieux amis, échangeaient des théories du complot, postaient et approuvaient mutuellement leurs listes de choses à faire avant la fin. Cette animation – un petit dessin animé – décrivait le monde comme une piñata, et Dieu brandissant le bâton – Dieu dans sa représentation de l’Ancien Testament, avec la grande barbe blanche, le Dieu de Michel-Ange – et cognant sur la fragile planète jusqu’à la faire exploser. Une version de l’événement parmi un million d’autres qui toutes, aussi mignonnes soient-elles, le décrivaient comme la volonté de Dieu, la vengeance de Dieu, et l’objet interstellaire comme le Déluge 2.0.