Pendant un moment Jean traîne ses guêtres du côté d’Ann Arbor. Elle est brièvement inscrite pour une mission en Arctique, entraînée par un jeune entrepreneur dynamique qui prétend qu’avec la bonne combinaison d’aimants on pourrait inverser la polarité de la Terre. Lorsque ce projet tombe à l’eau, elle emménage avec des inconnus qui lancent une coopérative de « conserves et bocaux », afin de disposer d’énormes quantités de nourriture après l’impact. Mais rien de cela ne lui fait l’effet d’être réel, rien ne lui paraît utile. Un jour, elle se trouve à une soirée/réunion politique dans le sous-sol de la résidence étudiante Pattengill, en train de boire du vin en cubi dans un gobelet en plastique et d’écouter un type debout sur une table basse expliquer que toute l’affaire est « un canular » et « une arnaque », et que le gouvernement « pourrait tout arrêter comme ça s’il le voulait ».
Jean fait claquer ses doigts, comme l’homme de la table basse les a claqués, et dans ma tête je revois Nico claquer les siens en s’efforçant de me vendre la même histoire. Une bouffée de mélancolie me saisit, je sens sa présence dans la pièce avec nous, ses intonations emphatiques, tout en sachant qu’en réalité elle est morte, au bout du couloir, à la Régulation, roulée dans une bâche.
Le type monté sur la table basse, à la soirée de Pattengill, était un jeune homme avec « une énorme tignasse bouclée » et des baskets bleu vif. Il portait une sorte de cape couverte d’étoiles jaunes scintillantes. Il se faisait appeler Delighted – juste le nom, comme ça, sans prénom, précise Jean à mi-voix. Comme Madonna. Ou Bono.
« On a continué à discuter avec lui après la fête. Moi et une autre fille, Alice. Je l’avais rencontrée à l’autre truc. La coopé de conserves. On a fini par… en fait, par emménager avec lui. Moi, elle, et quelques autres. »
Elle se mord la lèvre, et je ne demande pas si Astronaut était un des autres, l’homme à l’attitude paisible et à la ceinture d’outils, car je ne voudrais pas qu’elle se referme comme une huître.
Je préfère l’amener doucement à me décrire les activités que pratiquaient ses nouveaux colocs et elle-même : encore des fêtes, encore des discours, imprimer des tracts pour convaincre un maximum de gens que le gouvernement mentait à propos de la menace de l’astéroïde. Jean refuse d’en dire plus, mais il est probable que cette branche du nord du Midwest a ensuite évolué vers les mêmes bêtises que celle de Nico et ses copains en Nouvelle-Angleterre : commettre des actes de vandalisme de rue ; rassembler des armes de petit calibre et les trimballer dans des sacs de sport ; finalement, passer à la pénétration par effraction sur des bases militaires, comme l’a fait le mari de Nico, Derek, qui a fini dans une cellule de la Garde nationale du New Hampshire.
La seule chose qui me trouble, c’est l’envergure géographique de l’organisation. Quand Nico m’a dit qu’il y avait une « branche Midwest » à ce collectif, j’ai tout de suite pensé que c’était encore du blabla, encore des conneries ; que Nico se faisait berner, ou essayait de me berner. Mais voilà Jean confirmant qu’elle a été recrutée dans cette bande, dans le sous-sol d’un bâtiment de l’université du Michigan, à des mois et des kilomètres du recrutement de Nico dans le centre du New Hampshire. Encore un aspect de l’affaire qui semble indiquer un certain degré de compétence, une échelle des opérations qui cadre mal avec l’image mentale que j’ai de Nico et une poignée de crétins jouant à la révolution dans une boutique vintage de Concord.
Je ne sais pas quoi faire d’une information comme celle-là. Je ne sais pas où la mettre.
« Jean, dis-je abruptement. Il faut qu’on saute des étapes pour en venir au fait.
— Comment ça ?
— Finalement, un projet s’est formé, celui de retrouver un ancien scientifique du commandement spatial nommé Hans-Michael Parry, qui prétendait être en possession d’un plan pour faire dévier l’astéroïde grâce à une explosion. C’est bien ça ?
— Oui, c’est ça », lâche-t-elle, surprise.
Je la presse de plus belle. « Votre groupe, ou un groupe affilié, comptait aller chercher Parry, le libérer et le faire passer en Angleterre, d’où il pourrait orchestrer une déflagration à distance. C’est ça ? »
Un silence stupéfait, puis, à voix basse : « C’est ça. » Elle porte son petit doigt au coin de sa bouche et se mordille l’ongle, comme une enfant nerveuse.
« Et ensuite, il a été retrouvé, non ? À Gary, dans l’Indiana ? Et tout le monde devait se rassembler ici, à Rotary, pour attendre son arrivée.
— C’était tellement débile, tout ça ! »
C’est la seconde fois qu’elle le dit, et maintenant ses yeux brillent de colère contre sa propre stupidité. « On est restés à attendre. Et à attendre encore, et encore… à attendre. »
Elle s’arrête là, et je regarde sa main monter machinalement vers sa gorge, sa plaie, ses doigts tripoter le pansement. On dirait qu’elle le sent, que nous approchons du cœur de cette conversation, des événements du mercredi 26 septembre : la boue, les couteaux, la violence dans les bois à côté du commissariat, et que cette proximité l’attire autant qu’elle la repousse, tel un trou noir.
Je me force à bien ralentir, pour arriver à point. Je l’interroge sur les gens avec qui elle se trouvait ici, et elle me répond, en me révélant encore des noms de code grotesques : il n’y avait pas seulement Delighted, il y avait aussi Alice, qui à un moment est devenue Sailor ; il y avait « un type très souriant, très jeune, qu’on appelait Kingfisher ». Une fille appelée Surprise et un bonhomme surnommé Little Man, qui était « hyper baraqué, en fait », si bien que c’était une sorte de blague. Ha ha. Ils sont tous arrivés ici au terme d’un long voyage zigzaguant en camionnette depuis le Michigan, en faisant un détour pour prendre encore deux personnes à Kalamazoo, puis un autre pour aller chercher une tonne de caisses dans un entrepôt de Wauseon, à l’ouest de Toledo.
Je me penche en avant. « Et qu’est-ce qu’il y avait, dans ces caisses ?
— Aucune idée, à vrai dire. Je n’ai pas… je n’ai rien vu. Il nous disait… interdiction de regarder.
— Qui ça ? »
Pas de réponse. Elle se refuse vraiment à prononcer son nom ; elle ne s’autorise même pas à le penser. Je vois, une fois de plus, apparaître et s’attarder sur ses traits une terreur palpable de cet homme, ce leader. « Aucune importance, dis-je, continuez. »
Et c’est ce qu’elle fait. Sa bande a été rejointe par l’autre groupe, celui dans lequel se trouvait Nico, à la fin du mois de juillet. Il y a eu des allées et venues. Lorsqu’elle me décrit l’ambiance sur la pelouse du commissariat au cours de ces deux derniers mois passés à attendre le savant introuvable, son visage s’éclaire, son corps se décrispe visiblement. On dirait qu’elle parle d’une garden-party, d’une sorte de colonie de vacances à thème (« Complot de l’astéroïde ») : tout le monde traînant ensemble, fumant, faisant cuire des saucisses, flirtant.
Un type en particulier, ajoute-t-elle comme en passant, était « complètement gaga » de Nico.
« Oh, fais-je, changeant subitement d’avis, regrettant soudain de ne pas avoir mon carnet, n’importe quel carnet, quelque chose. Quel type ?
— Tick.
— Tick. »
Physique bizarre. Caractère nerveux.
« Et c’était réciproque ?
— Oh la la, non ! » Jean fait la grimace, émet un petit rire léger de copine de dortoir. « Aucune chance. Il avait l’air d’un… d’un cheval, vraiment. En plus, il était plus ou moins avec une autre fille, Valentine. Mais il faisait tout le temps des blagues sur Nico.