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C’est curieux d’y repenser maintenant, de penser à celui que j’étais alors, de me dire qu’à un moment donné « Isis » a été ma chanson préférée de Dylan. De nos jours, ce n’est sans doute même plus mon morceau préféré sur l’album Desire. Mais Nico n’a aucune raison de le savoir, et je crois qu’il est au moins possible, voire probable, qu’elle ait choisi ce nom de code parce qu’elle savait qu’à un moment donné, d’une manière ou d’une autre, j’apprendrais son existence. Qu’elle l’ait laissé derrière elle, non pas comme un indice, un caillou de Petit Poucet tel que la fourchette tordue dans le distributeur ou le mégot d’American Spirit, mais plutôt comme une sorte de cadeau. À moins qu’elle l’ait choisi simplement parce que cela la faisait rire, parce que divers aspects de ma personnalité la font rire, et cela aussi, à ce stade, est une sorte de cadeau.

Je longe le couloir jusqu’au petit bureau de l’inspecteur Irma Russel, où je rouvre son lourd registre relié de cuir, arrache seize pages blanches de la fin et les plie avec soin pour former un cahier, puis je passe une bonne demi-heure à y consigner tout ce que m’a raconté Jean avant de se refermer, de s’absenter, de s’éteindre. La manière dont elle est arrivée dans le groupe ; les noms, âges approximatifs et descriptions physiques de ses compagnons conspirateurs ; la manière dont ses traits se sont brouillés et affolés à la simple mention du nom « Astronaut ». Le récit du départ de Nico, de sa course pour la rattraper…

Une fois ma prise de notes terminée, arrivé au mur de brique qui se dresse au bout de l’histoire, je retourne à la Régulation m’asseoir à côté de Nico. Elle se moquerait de moi si elle me voyait. Elle me dirait de ne pas me prendre la tête, de retourner boire des bières avec les beaufs de l’autre jour, de manger encore du poulet.

J’allume la console Radiocommand, et des prières viennent emplir la pièce : une chorale gospel chantant la Terre promise dans un luxe d’harmoniques, transmettant vers Dieu et même au-delà sur la bande 600 MHz. J’imagine une église quelque part, des portes barricadées, des rideaux occultants couvrant les vitres, une congrégation joyeuse et affamée chantant à tue-tête jusqu’au jour J. Jusqu’à la Terre promise. Je presse le bouton scan et tombe sur quelqu’un qui se proclame président des États-Unis d’Amérique, annonçant fièrement que toute cette histoire n’était qu’un test de résilience du peuple américain et que, bonne nouvelle, nous avons triomphé de l’épreuve. Tout va bien, les gens. C’est fini.

Je change de station. Et encore. Des voix vacillantes, des crépitements, ne buvez pas l’eau du déversoir de la muskingum, puis un adolescent éméché en extase : « J’sais pas où vous êtes, bande de branleurs, mais nous tous on est dans le magasin Verizon du centre commercial de Crestview Hills, Kentucky ! Alors tous ceux qui veulent se déchirer la tronche avec nous, bougez-vous le cul et ramenez-vous… »

C’est idiot de continuer à écouter des inconnus. Je ferais mieux de ne pas gaspiller la batterie ; je ferais mieux de ne pas gaspiller mon temps. J’appuie sur scan juste encore une fois, la dernière, et je capte une voix basse et pressée, au point que je dois me rapprocher du haut-parleur pour entendre ce qu’elle dit.

« … Je répète, je suis dans ma voiture et je roule vers le sud sur la Route 40, si tu me reçois et que tu m’aimes encore, je serai à Norman à 5 heures demain, oui, demain… Je répète, je suis dans la voiture, sur l’autoroute, et je t’aime. Je, euh… »

La voix s’abîme dans le silence, dans la rumeur du vent de la route. J’attends un instant en retenant mon souffle, puis j’éteins, au moment précis où le marteau-piqueur redémarre enfin, régulier et sûr entre les mains de Cortez, au bout du couloir. Il l’a réparé. Il gère.

Cela reste difficile de se figurer, de croire que le monde en est arrivé là. Que parmi tous les mondes et toutes les époques où j’aurais pu naître, où j’aurais pu être policier, voilà l’époque et le monde que j’ai reçus en partage.

Je retourne vers ma sœur, regarde de nouveau son visage, la chair saccagée de sa gorge. « On s’est fait avoir, Nic. On s’est fait entuber. »

Je commence à remonter la bâche sur sa tête, mais soudain je m’arrête et continue de la tenir en l’air comme une couverture.

C’est la plaie. C’est sa gorge.

Peut-être n’ai-je pas assez bien regardé dans les bois, peut-être étais-je trop perturbé, ou c’est peut-être que maintenant je bénéficie de l’expérience d’avoir observé Jean pendant une demi-heure, de l’avoir vue parler, d’avoir étudié sa gorge. Là-bas dans les bois, au premier coup d’œil, il m’était apparu évident que ces deux plaies étaient les mêmes : deux filles, la gorge tranchée, la victime n° 1 et la victime n° 2, la plaie n° 1 et la plaie n° 2.

Mais ce n’est pas le cas. La blessure de Nico est pire, bien pire. Ce qui est logique, évidemment, vu qu’elle est morte et Jean non. Je me penche tout près, suis du bout du doigt la ligne de l’agression. À mieux y regarder, ce n’est pas une coupure mais un ensemble de coupures, une masse de lacérations superposées, formant un V grossier sous le menton de la victime, pointe en bas. Avec l’autre plaie, il y avait du sang, il y avait le rose à vif du muscle exposé, mais ici, sur cette seconde victime, l’entaille est plus profonde : sous le sang de la jugulaire et les couches déchiquetées de la gorge, on aperçoit la couleur coquillage de l’os, la tuyauterie blanchâtre de la trachée. La profondeur de la plaie et son désordre semblent indiquer qu’elle s’est débattue, qu’elle a bougé pendant tout le temps de l’attaque, essayé de se défendre, d’échapper à ce qui lui arrivait.

Je ferme les yeux pour mieux me figurer la blessure de Jean, celle que je viens de regarder pendant qu’elle racontait péniblement son histoire, une plaie plus nette – une estafilade unique, indiquant une lutte minime ou pas de lutte du tout, contrairement à ce que peuvent faire penser les bleus et les lacérations de son visage.

Donc… alors… bon – je me lève, marche en un cercle serré –, donc elle s’est défendue, Jean se débat mais elle est capturée et maîtrisée. Disons, une pilule ou des pilules, disons que l’agresseur lui enfonce quelque chose dans la bouche, lui couvre le nez avec ses mains et la force à avaler.

Non, attends… je m’arrête, tape de la main contre le mur, réfléchis plus vite, Palace, réfléchis mieux. Nous sommes dans un scénario rapide, ici, la victime n° 2 – Nico – est déjà en train de filer dans les bois, je suis le tueur et il faut que je la rattrape, je ne peux pas la laisser partir. Je la frappe avec quelque chose. La fais tomber. Jean est par terre dans la boue – inconsciente ? –, un coup de lame rapide et fluide lui tranche la gorge, et je me lance à la poursuite de la victime n° 2, à la poursuite de Nico Palace qui court, hors d’haleine, en sandales, à travers bois.

J’ai inspecté le corps de Jean pendant qu’elle dormait, alors qu’elle était encore Lily, j’ai cherché une trace de trauma dans son cuir chevelu, sûrement.

Mais elle était… elle était immobile. Des cachets ou une piqûre ou un coup de marteau à la tempe, elle ne bougeait pas quand on l’a égorgée, et Nico, si.

Je prends conscience que je suis pantelant, tout en faisant les cent pas, horrifié. Il est là, quelque part, le cœur noir du ciel, et il arrive à toute vitesse.

Concentre-toi Palace, mais je ne peux pas, mais il le faut. Continue.

Le tueur rattrape la pauvre Nico dans la seconde clairière, de tout son poids il la plaque au sol, et elle est terrifiée, elle est éveillée, elle se tortille, alors il l’attrape par derrière et lui poignarde la gorge jusqu’à la rendre béante.