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Je tremble, comme si j’y étais, comme si je faisais partie de la scène, comme si c’était moi qui égorgeais ou qui étais égorgé.

Et il y a autre chose. Je me retourne, dos à la fenêtre, regarde ma sœur encore une fois en chassant des larmes de mes yeux, et je sens ma bonne main, la main du couteau, se serrer et se desserrer. Il y a autre chose.

Dans le désordre et les tissus sanguinolents de la plaie, il y a quelque chose… je me baisse, me penche, sors mon mètre ruban et, en murmurant des excuses à Nico, après tout ce qu’elle a souffert, en murmurant « mince alors » et « oh putain », je soulève de petites portions de sa peau lacérée, millimètre par millimètre, et, oui, je continue à en trouver : des coupures plus petites le long de la grande, des lignes minuscules comme des pattes d’insecte. Je déplace ma loupe le long de la gorge, et obtiens confirmation que ces coupures plus petites sont régulièrement espacées, tous les huit millimètres environ, sur toute la longueur de la plaie.

Des incisions superficielles parallèles, des deux côtés de la coupure. Le Dr Fenton dirait que rien n’est certain, que la certitude c’est bon pour les écoliers et les magiciens, mais que des incisions superficielles parallèles sur les deux bords d’une plaie donnent fortement à penser que l’arme utilisée était une lame dentée.

Je bondis hors de la salle de régulation et longe le couloir en courant, les mains écartées comme des ailes d’oiseau, je vole jusqu’à la cuisine pour confirmer mon souvenir photographique des couteaux rangés derrière l’évier. Un couteau de boucher ; un couteau d’office ; un hachoir. Pas de dents.

De retour à la Régulation, je partage mon idée avec Nico, je lui explique tout sur sa plaie, sur les incisions superficielles parallèles et ce qu’elles signifient. Je lui rappelle, en outre, que la seule lame dentée dont j’aie connaissance, dans le contexte de cette enquête, est celle du couteau remarqué par Atlee Miller, suspendu à la ceinture d’Astronaut.

« Mon poulet.

— Oui.

— Ça va ? »

Cortez. Une expression hésitante, les yeux plissés. Me regardant comme si j’allais visiblement mal.

Je me racle la gorge. « Oui, tout va bien. Tu l’as démoli ?

— T’as pas l’air d’aller bien.

— Mais si. Tu as ouvert le passage ? »

Il ne me répond pas. Il regarde la bâche.

« Palace. C’est elle ?

— Oui. C’est elle. »

Je lui donne rapidement les faits, très résumés. « La fille endormie, qui s’appelle Jean Wong, originaire de Lansing, dans le Michigan… ses souvenirs de l’incident sont très fluctuants, et vides pour l’essentiel, mais elle a quand même su me guider tout droit vers une clairière où j’ai localisé le corps. Cause de la mort : une plaie profonde à la gorge, administrée avec un couteau à dents. C’est à peu près… à peu près tout ce qu’on a. Donc. »

Je m’arrête net. Je sais précisément ce que je fais en parlant ainsi, très rapidement, avec une diction sèche et précise de policier : je tends des mots autour de mon chagrin, comme je délimiterais un périmètre avec un ruban jaune.

Cortez hoche la tête, solennel, et rajuste son catogan. J’attends qu’il me redemande si je vais bien, pour pouvoir lui répondre par l’affirmative et suggérer qu’on passe à autre chose.

« La mort, dit-il. C’est le pire, putain.

— Tu nous as ouvert la trappe ?

— Oui. C’est fait.

— OK. OK, super. »

Il sort à reculons de la pièce plutôt que faire demi-tour, et en me levant je vois que pour une raison inconnue j’ai pris un des couteaux avec moi, le couteau de boucher ensanglanté qui était dans la cuisine. J’en serre le manche dans mon poing. Je le contemple une seconde, puis le glisse dans ma ceinture, contre ma cuisse, comme un chasseur.

3

Donc, le groupe descend, mais alors Nico leur fausse compagnie, Jean part en courant derrière elle et Astronaut les poursuit toutes les deux, les rattrape, les tue l’une après l’autre.

Cela se passe mercredi dernier, après 16 heures, probablement plus près de 17 heures. Mon chien, mon gorille et moi avons déboulé jeudi aux alentours de 3 heures du matin. Quelques heures. Une marge de quelques heures. Je ne pourrai jamais oublier ça. Jamais.

C’est Astronaut, ou bien c’est Jordan avec le couteau d’Astronaut.

Ou Tick, ou Valentine. Ou aucun d’entre eux.

Neuf fois sur dix, dans le cours habituel des choses, une personne est assassinée non par un inconnu, mais par un ami, un parent, un conjoint. Il y a des exceptions – ma mère en est une –, et rien de tout ceci ne peut être appelé « le cours habituel des choses ». Nous vivons désormais dans un monde de loups, de villes bleues, de villes rouges, de gens sillonnant la campagne à la recherche de sécurité, d’amour ou de frissons bon marché. Nico et Jean peuvent très bien s’être échappées indemnes de leur club de fripouilles pour tomber dans la gueule d’un monstre rôdant dans le paysage, quelqu’un qui avait toujours eu envie d’égorger deux filles et a sauté sur l’occasion avant de disparaître en riant dans les bois. Des tas de gens portent des lunettes noires. Et des tas de gens ont sur eux un couteau à dents.

« Prêt, mon poulet ?

— Oui. Prêt. »

Nous sommes debout côte à côte, les mains sur les hanches, les yeux baissés vers l’escalier métallique qui descend, comme prévu, depuis le centre du garage. Le maudit bouchon de béton qui le dissimulait est réduit à un tas de gravats que Cortez a posés sur une bâche à côté du trou, une pyramide de blocs irréguliers. Il sue à grosses gouttes après ses efforts, son tee-shirt est trempé, ses cheveux sortis de son catogan et collés par la transpiration lui pendent dans le dos. Il scrute les ténèbres en s’humectant les lèvres.

« OK, dit-il. OK, OK, OK. Une fois en bas, le premier défi sera de passer la porte anti-explosion.

— Une porte anti-explosion ?

— Quand les gens se fabriquent un bunker, voilà ce qu’ils font : ils installent un chiotte, un générateur, et une porte anti-explosions. » Il est en train de se coiffer d’une lampe frontale Rayovac, dont il resserre les sangles. « Sans compter, bien sûr, que ça fait une heure que je manie le marteau-piqueur.

— Et que personne n’est venu voir.

— Parce que personne n’a entendu.

— À cause de la porte anti-explosion.

— T’as gagné un bon point, mon poulet. »

Il me tend une seconde frontale et j’en passe les sangles par-dessus mes oreilles et mon crâne, en faisant la grimace lorsque le Velcro du fermoir effleure ma blessure au front.

« On ne peut pas faire sauter une porte pareille à moins d’avoir un lance-roquettes nucléaire sur l’épaule, mais par contre, on peut toujours crocheter la serrure. Du moins, moi je peux. » Sa lampe, en s’allumant, semble me faire un clin d’œil.

Cortez parle vite, avec un sourire de diablotin, les yeux pétillants d’excitation, prêt à mettre le bazar. Une intensité nouvelle émane de lui, la joie d’avoir démoli le sol, l’impatience de descendre – presque comme si cette enquête était la sienne et que c’était moi qui le suivais pour lui donner un coup de main. Il a hâte de voir ce qu’il y a en bas, ce que nous allons encore découvrir. Moi aussi, j’éprouve la même chose, j’ai besoin de savoir, il le faut, et lorsque je plonge les yeux dans l’obscurité, au-delà du rond de lumière projeté par ma frontale, je vois le visage de Nico, les yeux clos, le carnage rouge sombre qu’est sa gorge.

Cortez passe le premier, les talons de sa lourde botte résonnant sur la marche du haut, et moi un pas derrière. L’étroit escalier métallique vacille sous nos pas.