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« Salut. »

Une voix timide, venue de derrière nous. Jean est à la porte, dos au couloir. Cortez et moi nous immobilisons en même temps et tournons la tête, et les faisceaux de nos lampes se croisent, comme des projecteurs lors d’une évasion de prison, sur son petit visage inquiet.

« Vous descendez ?

— Oui, dis-je. On descend.

— Vous devez être Jean ! lui lance Cortez. Enchanté. »

Elle passe d’un pied sur l’autre, tremblante, les bras serrés autour du corps. Elle porte un pantalon noir et un tee-shirt rouge que je lui ai donnés, trouvés dans le sac à dos abandonné de Nico, et, par-dessus, une de mes vestes de rechange, qui pend sur son corps comme une robe de moine. Elle s’attarde sur place, mal à l’aise, comme si elle voulait partir mais ne pouvait pas. Comme si elle était un fantôme, capturé dans ce coin sombre du garage et attaché par quelque sortilège à un point dont il ne peut s’éloigner que dans un court rayon.

« Je peux venir avec vous ?

— Pourquoi ?

— Je… je voudrais. »

Je remonte, sors du trou. « Tu t’es souvenue de quelque chose, Jean ? Tu as quelque chose à nous dire ?

— Non, non, pas du tout. Je voudrais juste venir avec vous. » Elle croise les bras, renifle l’air épais et gris du garage.

« Bon…

— Non », dit Cortez en même temps.

Je le regarde, et il secoue la tête. « Pas question. »

Avant que j’aie pu avancer un argument, que je ne suis d’ailleurs même pas certain d’avoir en stock, Cortez est déjà en train de me donner ses objections, d’une voix rapide, en chuchotant comme dans un aparté théâtral. « Un, cette fille doit peser quarante kilos toute mouillée ; deux, elle n’est pas armée ; et trois, c’est clair qu’elle n’est pas au top de sa forme. Si tu vois ce que je veux dire. On n’a pas besoin d’elle.

— Elle a déjà été en bas. Elle pourrait nous guider.

— C’est un trou dans le sol. Ça m’étonnerait qu’on se perde. »

Je jette un coup d’œil à Jean, qui me supplie du regard en oscillant sur ses pieds. Elle ne veut pas rester seule, c’est tout. Elle est si pâle dans la pénombre qu’elle en est presque translucide : j’ai l’impression que si je tourne la tête un instant elle va disparaître pour de bon, simplement cesser d’exister, sans bruit.

« Écoute, mon poulet, me dit Cortez sans plus prendre la peine de baisser la voix, les yeux rivés sur le mince escalier. On ne descend pas pour faire un ping-pong dans la salle de jeux. Tout ça, c’est pas une fête surprise que je t’ai préparée. »

Il a raison. Je sais bien qu’il a raison.

« Jean », dis-je doucement.

Elle se détourne. « Non, ça… ça ne fait rien. D’accord.

— On revient tout de suite », crois-je bon d’ajouter alors que ce n’est probablement pas vrai, et je dis aussi : « Ne t’inquiète pas, tout ira bien », ce qui évidemment ne l’est pas non plus.

« Tu peux pas sauver tout le monde, mon gars », me rappelle Cortez pendant que je regarde Jean s’en retourner, peut-être vers la cellule qui est bizarrement devenue son chez-soi, à moins qu’elle reparte en courant dans les bois pour saisir ses chances dans ce monde brisé jusqu’à ce qu’il ne soit plus. Ou alors, peut-être qu’elle en a terminé, peut-être qu’elle en a assez, et qu’en remontant nous la trouverons là-haut, pendue avec un drap, les yeux exorbités et les lèvres bleues, comme Peter Zell.

Nous descendons. C’est parti.

Cortez prend la tête et je le suis dans le noir. Il sifflote Hey-ho, hey-ho, on rentre du boulot, et je me guide sur son sifflement et sur le choc de ses chaussures contre les marches en ferraille. Ma frontale attrape des images en clair-obscur de son dos et de ses talons, jusqu’à ce qu’il arrive en bas, s’arrête et dise : « Hum. »

Il n’y a pas de porte anti-explosion. Nous prenons pied sur un sol en ciment ; il y a des murs en ciment ; un long couloir. Il fait froid, c’est notable, facilement cinq degrés de moins qu’en haut ; tout est froid, noir, et absolument silencieux. Des odeurs de vieille pierre, de moisi et d’eau croupie, et en dessous, une senteur plus récente, âcre, comme si quelque chose brûlait dans les parages. Lorsque nous parcourons du regard la pièce vide, nos lampes découpent des tranches de grisaille jaunâtre dans le noir.

Il n’y a rien. Tout simplement rien. Je mets quelques instants à identifier la sensation qui s’infiltre dans mes os tandis que je suis planté là, les yeux tournés vers ce long couloir désert et silencieux. C’est de la déception, voilà ce que c’est, une déception sourde et froide, parce que quelque part je me demandais. À un moment donné, sans le faire exprès, j’avais laissé quelques intangibles bulles d’espoir se former et monter en moi. À cause de l’ensemble – pas seulement le fichu hélicoptère, mais tout : l’impressionnante envergure géographique de ce groupe, de la Nouvelle-Angleterre au Midwest ; les moyens d’accès à Internet, Jordan piratant avec nonchalance une base de données du FBI avec un vieux modem téléphonique alors que le reste du monde régresse rapidement vers l’âge de pierre ; ces mystérieuses lourdes caisses qu’Atlee Miller les a vus descendre ici mercredi après-midi.

Une partie idiote de moi s’attendait à trouver ici une activité de ruche. Un savant rebelle, en blouse blanche, aboyant des ordres. Des préparatifs de dernière minute pour le lancement. Des consoles clignotantes et des écrans affichant des flopées de cartes, un monde sous le monde, affairé, se préparant à l’action. Quelque chose de très James Bond, très Star Wars. Quelque chose, en tout cas !

Et pourtant non, il n’y a rien. Le froid ; le noir ; une mauvaise odeur ; des toiles d’araignée et de la saleté. Sous l’escalier, une porte en bois de mauvaise qualité, ouverte sur un débarras minuscule : des disjoncteurs ; des balais à franges ; une chaudière ventrue et noire, muette et rouillée.

Où sont passés les gens ? Où sont mes copains Sailor, Tick, Delighted, où sont les brillants révolutionnaires, l’avant-garde du futur ? Où se sont faufilées les araignées ?

Cortez, pour sa part, reste imperturbable. Il se tourne vers moi dans l’étrange lumière flottante des frontales, et son inquiétant sourire survolté lui fend toujours la figure en deux. « Qui sait ? dit-il, lisant dans mes pensées. Ils sont peut-être sortis acheter du lait. »

Mes yeux s’accoutument peu à peu à l’obscurité. Je regarde dans le couloir. « Bon. Comment veux-tu qu’on procède ?

— On va se séparer.

— Quoi ? »

Je pivote vivement vers lui, nos deux flaques de lumière se rejoignent et je vois que ses yeux sont écarquillés et qu’ils lancent des éclairs. Décidément, il a une idée derrière la tête, je l’ai vu en haut des marches, une nouvelle ardeur qui naît dans son esprit vient occuper le milieu de la scène.

« Moi, j’vais m’en aller par là, dit-il tel un shérif de western, en indiquant les ténèbres du pouce avant de se mettre en mouvement.

— Non, attends. Quoi ? Cortez.

— T’as qu’à gueuler un bon coup. On fera “Marco Polo”, t’inquiète. »

Ne pas m’inquiéter ?

« Cortez ? »

C’est de la folie. Je le suis d’un pas chancelant, mais il se déplace vite, aussitôt englouti par le noir. Il a un plan, il suit une étoile que je ne vois pas. Un jet de panique me jaillit de l’estomac, un flot de terreur, d’anxiété profonde, vieille comme l’enfance. Je ne veux pas me retrouver seul ici.

« Cortez ? »

4

J’avance à grands pas prudents sur le sol gris, le dos pressé contre le ciment rugueux, ma lumière bondissant devant moi comme si j’étais un poisson des abysses. J’ai mon pistolet dans la main droite. Mes yeux fouillent les ténèbres, en tâchant de s’y habituer. Je marche dans une contrée d’ombres, dans un négatif photographique. Quelques ampoules nues pendent au plafond, inertes, dans un enchevêtrement de tuyauteries rouillées et affaissées. Un sol dur et nu, irrégulier, avec de longues fissures entre les fondations. Des toiles d’araignée et des araignées.