Le plan du sous-sol semble très similaire à celui des étages : un long couloir unique, percé de plusieurs portes. Simplement, il y a un peu moins de portes ici, plus espacées. Un peu comme si ce monde d’en bas était la version cadavérique de celui d’en haut, un reflet pourrissant de celui qui se trouve au-dessus. Comme si le bâtiment était mort et qu’on l’avait enterré ici.
Quelque part dans le couloir, j’entends une porte grincer, un bruit de pas : un talon ferré sur le ciment. Encore un pas, puis le bruissement d’un rire.
« Cortez ? »
Pas de réponse. Était-ce lui ? La porte grince de nouveau, à moins que ce soit une autre porte. Je pivote lentement, sur 360 degrés, en regardant mon demi-cercle de lumière flotter dans le noir, mais mon faisceau ne le trouve pas. Qu’est-ce qui l’a fait rire ? Qu’y a-t-il de drôle ? J’ignore s’il est encore dans le couloir, au bout, caché dans l’ombre, ou s’il a franchi l’une des portes.
Un raclement se fait entendre, au-dessus de ma tête, quelque chose de petit là-haut, des griffes minuscules trottinant dans l’intérieur rouillé des tuyaux. Je reste immobile un long moment, comme au garde-à-vous, en écoutant la souris ou la taupe ou allez savoir quoi. Je ressens chacun de mes battements de cœur comme le mouvement d’un soufflet, et j’ai le visage comme échauffé par la fièvre. C’est peut-être une conséquence de mon importante perte de poids, de mon immense fatigue, mais je les sens, vraiment, chacun des battements de mon cœur, chaque seconde qui passe.
En tout, je ne dénombre que trois portes, groupées vers le bout du couloir. Deux devant sur ma gauche, et une juste à ma droite. Je secoue la tête, presse mes paupières avec mes doigts. Trois portes, trois pièces. Des portes et des pièces. Tout ce qu’il me reste à faire ici, c’est ce que j’ai fait là-haut : inspecter, fouiller chaque pièce, et les éliminer une à une.
Elles sont même identifiées. Celle qui se trouve juste à côté de moi à droite est marquée réserve en grosses lettres peintes à la bombe, rouge vif. De l’autre côté du couloir, la plus proche des deux indique dames, même peinture, même couleur. Celle d’à côté devrait être marquée messieurs, mais à la place de ce mot il n’y a qu’un graffiti décrivant des organes génitaux mâles à la peinture bleu vif. C’est potache, sans charme, bizarre dans ce contexte. Je suppose que ce petit chef-d’œuvre est ce qui a fait rire Cortez, mais on dirait que ce n’est pas dans cette pièce qu’il a choisi d’entrer – non, c’est la porte marquée réserve qui est entrouverte. Je scrute l’embrasure et dis « Marco » ; il ne me répond pas, et pendant une seconde j’ai une image très nette en tête, Cortez là-dedans, pris par surprise, la gorge tranchée, une mare de sang écarlate, il se tortille au sol, et le sang jaillit de la terrible blessure.
« Polo », fait sa voix, lointaine et indistincte.
Je soupire de soulagement.
Où sont-ils donc passés, tous ? Peut-être qu’une de ces portes donne sur un autre couloir, une autre sortie ; ou un autre escalier, descendant encore plus profond. Peut-être qu’ils sont descendus et se sont volatilisés, dissous, transformés en tas de poussière ou en ombres.
La porte marquée dames est verrouillée. Je secoue la poignée. Des chambres ? Des lits superposés pour les filles ? J’appuie sur la porte avec mes deux mains à plat, et constate qu’elle est très légère, en bois ou en lamellé-collé. Éminemment cassable, n’attendant plus qu’un coup de pied. J’inspire à fond et je me prépare à le lui donner, et, alors que je suis là, suspendu entre l’intention et l’action, un autre souvenir s’impose à moi : ma mère, deux ou trois ans avant sa mort. Me disant quelque chose de très beau sur le fait que notre vie est une maison que Dieu a construite pour nous, et qu’Il sait ce qu’il y a dans chaque pièce, mais pas nous – et que derrière chaque porte il y a quelque chose à découvrir, que certaines pièces sont remplies de trésors et d’autres d’ordures, mais que toutes sont Sa création. Et maintenant, toutes ces années plus tard, je ne peux que me demander s’il ne serait pas plus juste de dire que la vie est une série de trappes, par lesquelles on tombe, dégringolant encore et toujours, d’un trou au suivant.
J’élève mon arme à hauteur de mon torse, comme un vrai flic à l’ancienne, et ouvre d’un coup de tatane la porte marquée dames. Elle cède, claque contre le mur, revient rebondir contre mon épaule, puis contre le mur une seconde fois, et ma lampe éclaire une pièce remplie de cadavres.
Cela prend du temps. De comprendre le tableau dans son ensemble, cela prend du temps. Lorsqu’on inspecte une pièce plongée dans l’obscurité avec une lampe frontale, ce que l’on obtient est une mosaïque, comme si l’on faisait tomber une à une les pièces d’un puzzle de leur boîte. Vous tournez la tête, et soudain le rond de lumière s’emplit d’un visage d’homme, barbe fournie, traits amollis, les yeux fixés droit devant lui. Tournez encore la tête, et la lumière se déplace : voici un bras en chemise, manche roulée, doigts fléchis, à quelques centimètres de la tasse Pierrafeu en plastique qui a roulé de la main.
Ma lumière se déplace dans la pièce, et voit les choses une par une.
Au centre, il y a une petite table de bridge carrée, avec des tasses et des soucoupes posées dessus. Des corps sont assis autour comme pour prendre le thé. Un homme au long visage laid et aux cheveux très courts, la tête renversée en arrière et sur le côté, comme s’il s’était endormi dans l’autobus. L’une de ses mains pend à sa droite, l’autre est sur la table, les doigts entrelacés avec ceux de la fille assise à côté de lui. C’est donc Tick, et la fille dont il tient la main est Valentine : Afro-Américaine, la peau très foncée, de longs bras. Elle est tombée en avant et sa joue repose à plat sur la table. Un peu de fluide pend au coin de sa bouche comme un fil d’araignée.
Deux autres personnes sont attablées. Chacun sa tasse.
En face de Tick est installé Delighted, un beau jeune gars, d’allure soignée, avachi en arrière, la tête pendante. Vêtu de la cape mentionnée par Jean. En me baissant sous la table, je découvre les baskets bleu vif qui le caractérisent. À côté de lui, une fille à l’expression sauvage, aux joues rondes, aux cheveux bouclés – c’est peut-être Sailor, anciennement Alice –, le corps très légèrement détourné de Delighted, comme si elle était fâchée contre lui, ou gênée par quelque chose qu’il vient de dire.
J’éclaire la tasse de Sailor : on dirait du thé, cela y ressemble vraiment. Je le renifle, mais ne détecte aucune odeur. Je ne touche à rien. C’est une scène de crime.
J’avance régulièrement, du centre de la pièce vers le périmètre, et découvre encore des corps. Beaucoup de corps. Mais je ne perds pas mes moyens, ça va. Je braque ma lampe dans chaque paire d’yeux, tel un ophtalmo, pour examiner les pupilles dilatées.
Je tiens des poignets, prends des pouls, écoute des poitrines. Aucun signe de vie, nulle part. Je suis dans un musée de cire.
Près de la porte est assis un homme, dont le menton barbu repose sur son épais torse en barrique. Little Man. Vous vous rappelez ? C’est marrant parce qu’il est énorme ; ha ha. Encore un cadavre, un homme dont je n’ai reçu aucune description, torse nu, bâti comme un Monsieur Muscle, une balafre à la joue droite, les cheveux blond surfeur. À côté de lui, dépassant de sous la table, deux pieds nus féminins, élégamment croisés, une fine cheville posée sur l’autre. Pour une raison inconnue, je pense qu’il y a plus de chances que celle-ci soit Sailor, et non la fille assise à la table, à moins qu’il s’agisse de quelqu’un d’autre, peut-être est-ce une des quatre filles – quatre si mes calculs sont bons, quatre des huit filles et six hommes décomptés par Atlee Miller, dont je n’ai jamais eu le nom de code. Quoi qu’il en soit, elle a bu son thé dans un Thermos, qui est maintenant posé sur ses genoux, sans couvercle, et en éclairant l’intérieur avec ma frontale j’aperçois les dernières gouttes de liquide sombre.