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Je retourne vers la table. La fille qui est à moitié détournée de Delighted, j’ai déjà vu sa tête. Je l’ai rencontrée. L’amie de Nico. C’était elle qui pilotait l’hélico.

J’étudie une fois de plus le poison, braque ma lampe dans les tasses, les verres et les Thermos, et reçois la confirmation qu’ils ont tous bu la même chose. Je ne saurai jamais ce que c’était. Nous sommes au-delà de tout cela, maintenant. Envoyez-moi ça au labo, les gars ! C’était quelque chose de sacrément nocif, en tout cas. Ils en ont tous bu et ils en sont morts.

Ils ont même laissé un mot. Au mur, un graffiti en noir et vert sur le béton : marre de ces conneries.

Il y a encore d’autres corps. Une fille roulée en boule, là, comme un chat endormi ; à côté d’elle, une blonde à dreadlocks, aux bras et jambes tordus dans une position étrange. Une femme plus toute jeune, bras croisés, assise en tailleur contre le mur comme si elle faisait du yoga. Le plus drôle, c’est que je continue de m’attendre à trouver Nico dans cette pièce emplie de suicidés, alors que je l’ai déjà trouvée, je l’ai trouvée dans les bois, elle est déjà morte.

Le dernier corps gît par terre, dans le fond, sur le ventre. Un homme, plus âgé d’une génération que les autres. Cheveux noirs épais. Yeux marron foncé. Des lunettes, un verre fêlé là où son visage a heurté le ciment lorsqu’il a glissé de sa chaise pliante. Je m’accroupis et dirige le faisceau de ma lampe vers ses yeux. Astronaut. Bouche ouverte, langue sortie, yeux grands ouverts, fixés sur le sol.

Je tends la main pour examiner la fameuse ceinture mais il ne l’a pas sur lui, si bien que je me mets à quatre pattes et avance ainsi pendant une minute pour essayer de la retrouver, et ma main se pose sur la chair froide et inerte de la sienne, la main d’Astronaut, alors je bondis sur mes pieds et cours vers la porte parce que ceci est une scène de crime, bon Dieu, je trébuche sur le pied tendu de Sailor, ou allez savoir à qui sont ces pieds, et j’atteins le couloir juste à temps pour me plier en deux et vomir par terre. Rien dans l’estomac : des fils de bile noire, couleur café, qui forment une flaque à mes pieds dans la lueur de ma frontale.

Je me redresse, m’essuie le visage avec ma manche de chemise et m’efforce de réfléchir à fond à tout cela. Dans cette pièce se trouvent six femmes mortes – Valentine, Sailor et quatre autres – ainsi que cinq hommes : Tick, Astronaut, Little Man, Delighted et l’inconnu aux cheveux de surfeur.

Voilà ce que fuyait Nico. Le plan B qui a fait frémir le visage de Jean, assailli par une vague de révulsion atavique.

Un suicide de masse, je peux le comprendre, cette pratique fait partie du paysage depuis le début de la crise, depuis que 2011GV1 s’est fait connaître. Les pèlerins de la spiritualité. Les chercheurs de sens, désespérés. Plus récemment, et ce ne sont que des rumeurs : 50 000 personnes mortes toutes ensemble à Citi Field. Une tribu ancestrale de Péruviens s’enterrant jusqu’au cou dans le désert, car ils considèrent leur souffrance comme un sacrifice au nouveau dieu terrible qui traverse les cieux en trombe. Des histoires qui ne peuvent pas être vraies, dont on espère qu’elles ne le sont pas. Il paraît qu’un groupe s’est volontairement noyé dans un réservoir près de Dallas ; les corps ont flotté pendant des semaines, hâtant la fin des réserves en eau du nord-est du Texas. Il paraît qu’il y a maintenant des bateaux de croisière « Dernière tournée », en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept à La Nouvelle-Orléans : ils sortent sur le lac Pontchartrain avec du champagne, du caviar et assez de dynamite pour trouer la coque une fois que tout le monde à bord est bien murgé et prêt à en finir.

Alors vous voyez, ceci, ici, au sous-sol du commissariat de Rotary, ce n’est rien. Le plan pour sauver le monde est éliminé, et ça, c’est le plan de secours, une forme de folie en remplaçant une autre. Personne pour faire le gros dos en attendant que ça passe – c’est cul sec, c’est marre de ces conneries, c’est tout le monde mort dans le même tombeau souterrain. Sauf que Nico Palace – je suis toujours dans le noir, à attendre que mon estomac se stabilise, le regard posé sur rien, sur le contour en noir sur noir de la porte d’en face, en train de penser à ma sœur –, Nico Palace dit non merci. Nico dit pas d’accord, la situation n’est pas ce qu’elle est. Nico qui, ivre à l’âge de quatorze ans, m’a affirmé que notre père avait été lâche de se pendre par chagrin pour maman, « une saloperie de lâche », et qui refuse de trinquer avant de boire la mort dans un Thermos. Elle rejette le plan B et s’en va avec son sac à dos plein de friandises, se lance tête baissée dans le pari désespéré d’accomplir la mission et de sauver le monde.

Et Jean la suit pour l’arrêter, pour la convaincre de prendre la sortie facile, la voie rapide. Pourquoi vouloir partir pour rien, lui demande-t-elle, pourquoi partir pour rien et te retrouver seule, alors qu’on peut rester tous ensemble ?

Elle est en train de le lui dire lorsque quelqu’un d’autre surgit de cette tanière, jaillit du sol, telle une main sortant de la terre du cimetière à la fin d’un film d’horreur, quelqu’un les suit et les rattrape. Il suppose qu’elles sont toutes les deux en train de fuir son plan, et il insiste pour qu’elles y prennent part.

Quelqu’un. C’est Astronaut, si Astronaut a le temps. Je le vois en train de parler avec Nico dans le couloir à 16 h 30, alors que l’emménagement n’est pas encore terminé. Bénéfice du doute, mouvement rapide après cela : mettons qu’il est 16 h 45 avant que tout soit descendu. Ce qui signifie qu’Astronaut remonte en courant, pourchasse Nico et Jean, les poursuit et les tue l’une après l’autre, puis redescend à toute vitesse avant que le trou soit scellé à 17 h 30.

Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, dans la pièce emplie de morts. Je vais y retourner. J’y vais. Dans une seconde. Si le scénario incriminant Astronaut ne tient pas à cause d’un problème de chronologie, cela veut dire que tous ceux qui sont morts en ce moment dans cette pièce sont également à éliminer de la liste des suspects, ce qui nous laisse le sixième homme. Ce sont huit femmes et six hommes qui sont venus ici, et huit femmes moins Nico et Jean égalent les six corps féminins que je viens de trouver, mais six hommes moins qui égalent cinq hommes morts ?

La réponse est-elle Jordan ? Il n’est pas dans la pièce. Jordan n’est pas mort empoisonné. Où est-il, ce Jordan ?

Mais l’autre question, la plus importante en réalité, la question qui flotte comme un nuage d’orage au-dessus de toutes les autres, c’est : pourquoi ? Pourquoi ? Quel sens cela a-t-il, qui que soit le tueur, pourquoi ? Quel était l’intérêt qu’elle meure ainsi, à cette date tardive, là-bas dans une clairière, perdant son sang et son souffle, quel besoin cela pouvait-il satisfaire, de retrouver ceux qui fuyaient le cercle de suicide et les ramener pour les faire mourir ? Le mot pourquoi est un gros bourdon vibrant dans mon cerveau tandis que je suis debout là, dos à la porte, en train de rassembler mes forces pour retourner chercher d’autres indices.