Je peux relever des empreintes sur les corps avec de la poudre à cartouches et du scotch. Et ensuite, si j’arrive à retrouver le couteau, je pourrai aussi relever les empreintes qui s’y trouvent, et soit prouver qu’Astronaut a été le dernier à le tenir, soit le disculper.
Je suis tout près, j’y suis presque, les faits s’accumulent autour de moi et ne demandent plus qu’à être triés, passés au tamis, examinés, agencés entre eux. Des étoiles dans un ciel lointain, apparaissant et disparaissant dans un scintillement, composant presque une constellation qui ne prend pas encore vraiment forme.
« Henry ! »
La voix de Cortez, impérieuse, surexcitée. Il a trouvé encore des corps. Il doit se trouver dans la pièce à côté, celle au graffiti anatomique. Il a trouvé quelque chose.
« Ne touche à rien, c’est une scène de crime ! lui dis-je en criant, tout en me guidant à tâtons le long du mur.
— Une scène de crime ? Bon sang, Henry, viens vite. »
Sa voix provient de la troisième pièce, celle marquée réserve. Je sors dans le couloir, suivant le faisceau de ma lampe, et vois sa tête dépasser par la porte ouverte. « Amène-toi, me braille-t-il. Oh, mon poulet. Il faut que tu voies ça. »
5
Cortez est debout au milieu de la pièce, entouré de caisses empilées jusqu’au plafond, et il se frotte les mains.
« OK, mon pote, dit-il. OK, OK, OK. »
Il a l’air d’un fou. Électrisé.
« Cortez ?
— Oui, oui, oui. »
En dirigeant ma lampe derrière et autour de lui, je découvre les mêmes contours ternes que dans le reste du sous-sol : murs gris et poussiéreux, sol en béton craquelé. Les caisses sont entourées de tas de débris en désordre : des cartons affaissés ; une benne en plastique bleu remplie de lanternes de camping et d’allumettes de cuisine. Au fond, un portant chargé de vêtements : des doudounes, des caleçons longs, des bonnets de laine. Deux meubles bas à dossiers suspendus, empilés l’un sur l’autre tels des robots hors d’usage.
Et Cortez au milieu de tout cela, un pied sur une caisse tel un conquistador, un masque de joie sur le visage, les yeux écarquillés, emplis de promesses. Je l’éclaire avec ma frontale et on dirait qu’il brille, toute cette intensité à peine contenue que j’avais déjà perçue est libérée, elle émane de lui par vagues.
« Alors ? » me lance-t-il.
Je suis impatient, perdu. Je veux retourner à mes cadavres, me remettre au travail. « Cortez, quoi ?
— Comment ça, “quoi” ? Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— De quoi ?
— Mais de tout !
— Tout quoi ? »
Il éclate de rire. « Tout tout ! »
Nous sommes un sketch d’Abbott et Costello, soudain, ici dans le noir. J’ai la tête ailleurs. Où est cette arme ? Le fameux couteau à dents ? Je comprends soudain avec un frisson d’horreur que je ne le trouverai nulle part sur ce sol dans le noir, car le tueur peut très bien l’avoir jeté dans les bois. Mais une fois de plus, pourquoi, toujours pourquoi… pourquoi jeter un couteau lorsqu’on est sur le point de se tuer ? Pourquoi dissimuler des pièces à conviction dans une forêt qui sera bientôt réduite en cendres ? La tête me tourne, emplie de faits et de suppositions, mais Cortez me prend par le bras et m’entraîne vers une des caisses. Il pivote, s’accroupit, retire le couvercle qui tombe bruyamment au sol et recule d’un pas, théâtral.
J’éclaire l’intérieur de la caisse : elle est remplie de macaronis au fromage. Des dizaines de boîtes. Une marque générique, pas même une marque, en fait, juste les boîtes marquées macaronis au fromage.
Cortez attend derrière moi, le souffle lourd, en passant les mains dans ses cheveux. Je sors quelques boîtes de la caisse, les jette de côté, en me demandant si le trésor est caché sous les pâtes – les lingots d’or, les flingues, les briquettes d’uranium enrichi, enfin ce qui est censé m’impressionner. Mais non, c’est juste une caisse pleine de macaronis, des boîtes orange de pâtes crues, aussi profond que je fouille.
« Cortez… »
Il agite les bras et s’égosille : « Attends ! Attends, c’est pas fini ! » On dirait un présentateur télé.
Il ouvre d’autres caisses, soulevant les planches comme des couvercles de cercueil, mais c’est toujours la même chose, encore du rien : encore des macaronis au fromage, puis une caisse pleine de sauce tomate, quarante gros bocaux de sauce tomate grumeleuse. Des raviolis, de la compote de pommes, des biscuits sous emballage aluminium… rien, rien, des boîtes pleines de rien, sauf que c’est plutôt comme une parodie de rien. Comme une blague que vous feriez à quelqu’un qui veut se préparer à la fin du monde. « Au moins, tu ne manqueras pas de nouilles ! » diriez-vous en pouffant derrière votre main.
Mais Cortez, lui, ne rit pas. Il nous regarde tour à tour, moi et les boîtes de conserve, comme s’il attendait que je tombe à genoux en criant « Alléluia ! »
« On a trouvé, dit-il enfin, avec un sourire qui s’étire encore et des yeux qui tourneboulent presque.
— Trouvé quoi ?
— Une cache. Une planque. On a trouvé du matos, mon poulet. Et des armes, aussi : des tasers, des casques et des talkies-walkies. Du matos. Et ça, là, ajoute-t-il en se tournant pour donner un coup de pied dans une autre caisse, c’est plein de téléphones satellites. Tous chargés. Je le savais, que ces gens avaient du matos ici. »
Je le regarde fixement, avec stupéfaction. C’est cela, sa folie à lui, sa psychose astéroïdale personnelle et non diagnostiquée. Des tasers ? Des casques ? Comme si nous pouvions rester sous terre avec nos casques pour attendre la fin de l’effondrement de la civilisation, comme s’il s’agissait d’un orage. À qui croit-il qu’on va parler, avec nos téléphones satellites ? Mais il continue, arrache le couvercle d’une caisse de bidons d’eau en s’écriant : « Tadaaa ! » comme s’il venait de découvrir Toutankhamon.
« Des bidons de vingt litres, dit-il en en soulevant un par sa mince poignée en plastique. Il y en a vingt-quatre dans cette caisse, et pour l’instant j’ai déjà ouvert cinq caisses d’eau. Dans l’idéal, une personne consomme douze litres par jour, mais pour survivre, six suffisent. Mettons huit, allez. » Ses yeux qui renvoient la lumière de ma frontale semblent bourdonner comme un ordinateur, compilant les chiffres.
« Cortez. »
Il ne m’écoute pas. Il est parti… il s’en est allé je ne sais où, il a sauté la barrière. « Bien, imaginons qu’on est ces petits rigolos. Si on est quatorze… tu m’as bien dit qu’ils étaient quatorze ?
— Qu’ils étaient, oui. Ils sont morts.
— Je sais, lâche-t-il comme en passant, avant de reprendre ses calculs. À quatorze, ça tiendrait un mois, peut-être. Mais pour nous deux, ma grande asperge, pour juste nous deux…
— Comment sais-tu qu’ils sont morts ?
— Attends, attends, fait-il en écartant une caisse du mur pour fouiller à l’intérieur, tellement excité qu’il manque tomber dedans. Regarde, des comprimés purificateurs d’eau, au moins douze douzaines, donc même une fois les bidons épuisés, on pourra sortir d’ici et aller au ruisseau, tu te rappelles le ruisseau. »
Oui. Je me rappelle avoir pataugé dedans en suivant Jean, impatient d’arriver là où elle m’emmenait, sachant déjà sans le savoir que c’était vers le corps de Nico que nous étions en train de courir. Tandis que je regarde Cortez, ma perplexité est en train de se muer en colère, car je me fiche de savoir combien de bidons d’eau il y a ici… et je me fiche du reste aussi, toutes ces piles de boîtes et ces gros sacs-poubelle noirs.