« Je sais ce que tu es en train de te dire, affirme-t-il en mettant fin à son agitation frénétique pour faire un grand pas vers moi et me braquer sa frontale dans les yeux. Je te connais. Tu ne vois pas parce que tu ne sais pas regarder, mais moi, quand j’observe cette turne, je vois une pièce pleine de jours. De jours de vie. Et je sais pas comment ça sera dehors, après, mais en gérant sagement les jours, on peut les transformer en mois, et les mois en années.
— Cortez, attends. » J’essaie de me concentrer, de bloquer sa lumière avec ma main. « Comment as-tu su qu’ils étaient morts ?
— Qui ça ?
— Les… les gens, Cortez, les…
— Ah, ouais, ouais. J’en ai trouvé un dans la pièce indiquée par une bite et des couilles. Dans une chaise longue, une tasse de quelque chose à la main. Complètement affalé, les pieds en l’air, le regard dans le vide. » Il mime rapidement la victime, en louchant et en tirant la langue.
« Mais…
— Et quand je t’ai entendu gerber tripes et boyaux dans le couloir, j’ai pigé que tu avais trouvé les autres.
— Cortez, attends, l’homme que tu as vu…
— Ouvre-boîte ! » s’écrie-t-il en plongeant la main dans un sac pour la ressortir aussitôt. Sa voix est de plus en plus forte, elle bourdonne et sautille. « Le jackpot ! C’est la seule chose dont on ait besoin, mon ami le poulet, en ces temps modernes si difficiles : un bon ouvre-boîte ! » Il le lance dans ma direction, et par réflexe j’ouvre les mains pour le rattraper. « C’est ça qu’on est venus chercher.
— Non. On est venus chercher ma sœur. »
Je cherche ses yeux dans le noir, terriblement désireux de le forcer à se calmer, à m’entendre.
« Elle est morte, non ?
— Si, mais elle a été… elle… on n’a pas terminé. Je veux dire, c’est pour l’aider qu’on a fait tout ce chemin.
— Toi, oui. »
Je lâche l’ouvre-boîte. « Quoi ?
— Oh, mon poulet. Mon cher enfant. »
Cortez – mon gorille – gratte une allumette et s’allume une cigarette dans le noir. « Je me voyais pas passer ma vie post-impact avec une bande de flicailles dans la cambrousse du Massachusetts, non m’sieur, ce serait pas un environnement confortable pour un type comme moi quand les temps se feraient durs. Mais je savais qu’il y avait un endroit comme celui-ci au pied de ton arc-en-ciel. Dès que tu as dit que ta sœurette était venue te sauver en hélico, je me suis dit : eh bé, ces gars-là, ils sont équipés. Ils ont une planque quelque part, pleine de matos. Pleine de jours. Ça, là, c’est pas aussi génial que je l’espérais, mais c’est déjà pas mal pour la fin du monde. Pas mal du tout pour la fin du monde. »
Il rit comme pour dire : « Que voulez-vous ? » Rit et écarte les paumes comme s’il se révélait, Cortez le voleur, le voleur qu’il est et a toujours été, la personne dont j’ai toujours connu la présence mais que je ne voulais pas voir. Pourquoi est-ce que je m’étonne ? J’ai décidé à un moment donné qu’il avait épousé ma route, qu’il m’avait cédé ses deux derniers mois d’existence pré-impact, parce que j’étais lancé dans ma quête héroïque farfelue et que j’avais besoin d’un acolyte capable et agile – je suis arrivé à cette conclusion sans trop y penser et j’ai mis la question de côté. Mais on n’agit jamais sans raison. C’est la leçon n° 1 du travail de police. La leçon n° 1 de la vie.
J’aurais quand même pu comprendre, depuis le temps, que l’attitude extérieure d’une personne n’est qu’un piège attendant de se refermer.
« Je suis désolé pour ta frangine, continue-t-il – et il est sincère, je le vois bien –, mais Henry, le monde est sur le point de crever. C’est la seule chose qui ne soit plus un mystère. Ça, on l’a résolu. Grâce à l’astéroïde. Et ces gens ont choisi de sauter la fin, alors nous, on avance. On reprend le bail. »
Cette conversation me tue. Il faut que je sorte de la pièce. Il faut que je retourne vers ces corps, que je voie cette nouvelle victime, que je me remette au travail. « Cortez, l’autre homme que tu as vu, à quoi ressemblait-il ? »
Il fait un pas vers moi, une cigarette pendant au coin des lèvres, mais ne me répond pas.
« Cortez ? À quoi ressemblait-il ? »
Il m’attrape par le devant de ma chemise et me projette contre le mur en béton. « Voilà ce qui va se passer. On va s’enfermer hermétiquement dans cette piaule.
— Non. Non, Cortez, on ne peut pas faire ça. »
Il me chuchote à l’oreille, roucoule presque. « On s’enferme, et on fait pas sauter le bouchon pendant six mois. Ensuite, on fait des sorties express pour aller chercher de l’eau, si et seulement si c’est absolument nécessaire, mais à part ça on se détend dans notre nouveau paradis jusqu’à ce qu’on n’ait plus de sauce tomate.
— On ne va pas survivre à l’impact.
— On peut.
— Non.
— Il y aura bien des gens qui survivront.
— Mais pas moi… je ne veux pas faire ça. Je ne peux pas. » C’est une affaire explicable. Je peux la résoudre. Je le dois.
« Mais si, tu peux. C’est une pièce pleine de jours, Henry. Partage-les avec moi. Tu les veux, ces jours, oui ou non ?
— Cortez, je t’en supplie. Il y a ces corps. Je pourrais relever des empreintes avec du scotch et de la poudre… »
Son expression s’adoucit, s’attriste, et je vois à la toute dernière minute qu’il a pris un taser, il l’a mis dans sa poche arrière, il lance son bras vers moi, et son baiser chaud m’envoie une décharge, je saute, sursaute, et m’effondre au sol.
Sixième partie
Plan B
Mardi 2 octobre
Ascension droite : 16 47 47,9
Déclinaison : − 75 18 19
Élongation : 80,4
Delta : 0,034 ua
1
NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM
Oh…
NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM
Oh non…
NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM
Oh mon Dieu, oh non.
Cortez, pitié, pas ça. Dis-moi que tu n’as pas fait ça. J’en sais beaucoup… mais pas encore assez. J’y suis presque, mais pas tout à fait.
Mais il l’a fait, il l’a fait, c’est fini. Me voici dans la cellule, du côté des méchants, derrière les barreaux, sur le mince matelas de Lily. La grosse console Radiocommand se trouve à quelques pas de moi, et elle continue de répéter sans fin son avertissement à propos de la rivière Muskingum et de son déversoir à la noix. Cortez a dû faire ça pendant que j’étais encore dans le coaltar, la tête bourdonnante, il a eu la gentille attention de traîner la console dans le couloir pour moi, et il m’a aussi laissé à manger, une pile des fameuses rations de l’armée, ainsi que quatre gros bidons d’eau. Je vois tout cela en tournant la tête, mes vivres, bien rangés contre le mur du fond de la cellule.
Je me penche en avant sur le fin matelas, roule sur le ventre et me hisse à quatre pattes. Ça va aller. C’est un incident, sans aucun doute, oui, bien sûr, mais il y a forcément une solution, il y a une issue, c’est obligé, et je vais la trouver et m’en tirer.