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La radio couine et crachote. NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM. Le reste de l’enregistrement, le passage qui décline les ports sécurisés, les postes de premier secours, les sites de dépôt et de chargement et « les Buckeyes aident les Buckeyes », a été coupé. Il ne reste plus que la mise en garde relative à l’eau, encore et encore, à l’infini.

Il y a du soleil dans la pièce, donc le jour est levé. Ma Casio indique 12 h 45, midi quarante-cinq donc, mais quel jour ?

Je me frotte énergiquement les yeux et serre les dents. J’ignore si j’ai réellement perdu connaissance, mais je ne crois pas. Peut-être. J’ai vécu le choc et la douleur du taser, un demi-ampère m’embrasant l’abdomen, puis mes bras et mes jambes se sont bloqués, j’ai été secoué de tremblements et je me suis retrouvé par terre, et mon agresseur, mon ami, a enroulé mon corps dans une bâche, et à ce moment-là j’étais conscient par intermittences, le cerveau temporairement transformé en hachis. Il se peut même que je me sois débattu, que j’aie tenté de placer une sorte de protestation geignarde – mais à un moment je n’ai plus été capable de lutter et j’ai senti qu’il me traînait dans l’escalier, me faisait passer le rebord du trou, et mes pensées se sont dérobées sous moi.

Je respire la poussière de l’étroite cellule grise. Je vais sortir d’ici, bien sûr. J’y suis enfermé pour l’instant, mais évidemment, je ne vais pas mourir ici. Cette situation épineuse, comme toutes les situations épineuses, trouvera une solution.

Je consulte de nouveau la Casio, et elle indique toujours 12 h 45. Elle est arrêtée. J’ignore donc quelle heure il est. Maïa est là-haut, qui se rapproche, et moi je suis enfermé. Une bulle de panique brûlante me remonte des poumons et je la ravale avec difficulté, je respire, respire. De nouvelles toiles d’araignée ont été tissées entre les pieds du lit et les coins du sol, en remplacement de celles que nous avons retirées en préparant la pièce pour Jean. Pour Lily, c’était son prénom à l’époque. Lily… Tapestry… La fille endormie.

Elle n’est pas ici. Je ne sais pas où est Jean. Cortez est en bas. Moi, en haut. La pièce marquée dames est remplie de corps, celle des hommes n’en contient qu’un. Nico n’est plus là. Le chien est à la ferme. Je ne sais pas quelle heure il est… quel jour…

Je me redresse d’un coup, et mon pied droit heurte quelque chose par terre, qui rend un son creux en se renversant. C’est le pichet de notre cafetière de fortune. Tout est là : pichet, moulin bricolé avec un taille-crayons à manivelle, plaque chauffante, et à peu près la moitié de notre maigre stock de grains. Cortez m’a trahi et agressé, m’a traîné jusqu’ici, m’a exilé, moi et mes intentions, et m’a laissé dans la cellule avec de la nourriture, de l’eau et du café. Il est tout en bas, en train de se frotter les mains, de s’ébattre au milieu de son butin, dragon gardant son trésor.

Je regarde fixement les grains de café, moitié couché moitié levé. N’avais-je pas le pressentiment que je finirais ici ? Franchement ? Je ne me souviens pas bien, mais je crois que si, je crois que je me rappelle avoir regardé la pauvre Jean dans un sale état et m’être imaginé moi-même, malade et déclinant, au même endroit, pauvre de moi, mal en point. Comme si c’était une boucle, comme si le temps n’était qu’un ruban courbé, replié sur lui-même, qui se mord la queue.

Je tente encore de me mettre debout – j’y arrive, me voilà sur mes pieds… J’essaie d’ouvrir, la porte est fermée à clé.

Nico, je… j’essaie, voilà. J’essaie. D’accord ? Je fais de mon mieux.

Je porte les mains à mon visage, aux surfaces mal rasées de mes joues. Je déteste ma figure en ce moment, ce désordre disgracieux, qui évoque un jardin mal entretenu. Peut-être que je me trompe, peut-être qu’il reste beaucoup de temps. J’ai perdu le fil. Je vais pourrir ici. Je pisserai dans le coin. J’aurai de plus en plus faim. Je compterai les heures. Un homme en boîte.

Sur le mur, au-delà de la cellule, je le vois, le crochet, à côté de la porte, où l’on suspendait la clé.

C’est un sort pire que la mort : être enseveli vivant dans une cellule de campagne, en sachant beaucoup de choses mais pas suffisamment : ce que j’ai, c’est le cercle sombre de l’histoire, comme un caillou que je devrais continuer de faire rouler pour qu’il agrège de la matière, telle une boule de neige, j’ai besoin qu’il grossisse. Quelle heure est-il, quel jour sommes-nous… cela va peut-être arriver incessamment, maintenant : l’explosion, l’éclair dans le ciel, la secousse du sol puis tout ce qui vient ensuite, et dans le chaos et le feu la scène de crime sera carbonisée et ce poste de police s’effondrera sur lui-même et je serai mort et nul ne saura jamais ce qui s’est passé.

Je hurle de toute ma voix et me jette contre les barreaux et les agrippe et les secoue et, hurlant toujours, j’abats mes mains ouvertes contre ces mêmes barreaux, encore et encore, car il faut que je descende, il faut que je sache, il faut que je voie.

Alors, des pas, approchant dans le couloir. Je hurle en tapant contre les barreaux.

« Cortez ? Cortez !

— C’est qui, putain, Cortez ?

— Hein ? »

Le mur du fond de la cellule éclate, envoyant une pluie de poussière tout autour de moi. Puis, alors que la poussière se dissipe lentement, Jordan est là, de l’autre côté des barreaux, un semi-automatique noir dans une main, les clés dans l’autre, et il me fixe d’un regard brûlant et farouche. Pas de lunettes noires, pas de casquette de base-ball désinvolte, pas de sourire supérieur.

« Où est-elle ? me lance-t-il en tenant son pistolet tourné vers le plafond. Où est Nico ? »

Je recule insensiblement. Je n’ai nulle part où me cacher. Rien qu’un lit et une cuvette de WC.

« Elle est morte. Et tu le sais très bien. »

Il tire encore, la chaleur de la balle me frôle à toute vitesse, et le mur arrière éclate encore, plus près de ma tête, et je m’aperçois que j’ai jeté les mains devant mon visage, baissé la tête, frémi. Ça n’aura jamais de fin – ce foutu instinct animal de vivre, de continuer. C’est sans fin.

Jordan a mauvaise mine. Je ne l’ai toujours connu que souriant ; ricanant ; montrant les dents ; se moquant. C’est ainsi qu’il vit dans ma tête, le petit crétin qui me prenait de haut et qui accumulait ses secrets à Concord. À présent, on dirait une de ces photos composites sur lesquelles on a vieilli le criminel pour pouvoir le reconnaître après que plusieurs années ont passé. Son jeune visage est mousseux de barbe, et il a une profonde balafre entre l’oreille et la pommette. Il a aussi une blessure salement infectée à la jambe droite, le pantalon roulé sur un pansement fait n’importe comment, dont les bords dégoulinent de rouge, de noir et de pus. Il paraît ravagé par le chagrin, désespéré. Son aspect extérieur reflète mon état intérieur.

« Où est-elle, Henry ?

— Arrête de me demander ça. »

C’est lui qui l’a fait. Il l’a tuée. C’est si clair que cela me brûle comme le feu. Jordan fait un pas vers moi. Je fais un pas vers lui. Comme si les barreaux étaient un miroir, et que nous étions le même type, deux images se rapprochant.

« Où est-elle ? »

Il élève son arme et vise mon cœur. Une fois de plus, je ressens cette saleté de besoin frissonnant de vivre, de m’écarter en me baissant, mais cette fois je reste en place, j’enfonce mes talons dans le sol sans quitter du regard ses yeux furieux.

« Elle est morte, dis-je. Et c’est toi qui l’as tuée. »