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Son visage se pince, il feint la perplexité. « Je viens d’arriver. »

Il pointe son arme sur moi, et cette fois ça y est, je me sens bien, tout va bien, qu’on me laisse mourir ici, que la balle percute ma cervelle et qu’on en finisse, mais d’abord il me faut le fin mot de l’histoire.

« Pourquoi lui as-tu tranché la gorge ?

— Lui… quoi ?

— Pourquoi ? »

Je me baisse d’un coup, mon genou heurte le pichet en verre et le brise. Jordan essaie de suivre en agitant son pistolet, Jordan est en train de dire « arrête de bouger, putain… », mais j’ai à présent en main un triangle de verre et je me rue en avant, avec un bond disgracieux, trouve son ventre entre les barreaux et lui poignarde les tripes.

« Eh… ça va pas ?… »

Il baisse les yeux, horrifié. La blessure est superficielle, le morceau de verre y est très peu enfoncé, mais elle pisse le sang, qui coule à toute vitesse comme du pétrole, et ma main s’avance vivement vers la clé pour la lui prendre. Comme je ne suis pas tout à fait assez rapide, il la jette avec son anneau derrière lui, dans le couloir.

« Merde !

— Enfoiré ! » me lance-t-il simultanément. Il serre une main sur son ventre et l’en retire complètement ensanglantée.

« Pourquoi est-ce que tu l’as tuée ? »

Il faut que je sache. C’est la seule chose que j’aie besoin de savoir. J’ai vaguement conscience que la console Radiocommand marche toujours : NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM, et Jordan tend une main vers ma gorge entre les barreaux, mais ses doigts poisseux de sang sont glissants et il me rate. Je recule et crache vers lui.

« Je la cherche, insiste-t-il. Je suis venu ici pour la trouver. »

À mon tour, je glisse une main tendue entre les barreaux, saisis sa jambe, passe le majeur sous son bandage et l’enfonce dans la plaie de son mollet. Il crie, et je l’enfonce de plus belle. Un sale tour, une prise de catcheur déloyal. Jordan se tortille, mais je ne le lâche pas – j’ai maintenant les deux mains passées entre les barreaux, l’une qui le serre à mi-cuisse, l’autre fouillant toujours sa plaie infectée. Je me comporte comme un monstre. Il hurle. Je veux des réponses. J’en ai besoin.

« Arrête de brailler, lui dis-je, les deux bras tendus comme pour animer un théâtre de marionnettes, en le tenant fermement entre les barreaux. Parle. Dis-moi tout.

— Mais quoi ? Quoi ? fait-il, en s’étranglant, suffoqué par la douleur.

— La vérité.

— Quelle vérité ? »

Je relâche légèrement mon emprise, lui accorde un instant de soulagement, de peur qu’il ne s’évanouisse. L’information, c’est le plus important. Il faut que je sache. Il cherche l’air, désespérément, en tenant sa plaie à deux mains. Nous sommes tous les deux au sol, dans la poussière. Je lui donne ce que je sais déjà, pour lancer un pont entre lui et moi, un pont de conceptions communes, Farley et Leonard, L’Enquête criminelle, chapitre 14.

« Ta petite copine que tu as abandonnée à Concord. Abigail et toi, vous deviez rester là-bas, mais tu es parti quand même. Tu t’es arrangé pour être ici pour le grand jour, le jour J moins une semaine, alors que le groupe entier devait descendre sous terre. Comment as-tu su que c’était le jour ?

— Je ne sais rien du tout, je viens de te le dire.

— Menteur. Assassin. Tu étais ici à 5 heures, mercredi 26, parce que tu savais que c’était à ce moment-là qu’ils descendraient sous terre, et tu savais que Nico partirait. Peut-être que tu lui as dit – que tu lui as dit de partir, de te retrouver dehors. Et elle était au rendez-vous. Elle avait un sac à dos. Elle était contente de te voir. »

Je vrille mon doigt, l’enfonce dans la plaie, et il se dégage, du moins il essaie, mais je le tiens bien, je le colle aux barreaux, le maintiens fermement en place.

« L’autre fille a été une mauvaise surprise, hein ?

— Quelle autre fille ?

— Alors tu as dû la buter en premier, vite fait, l’assommer et lui trancher la gorge pour partir à la poursuite de Nico…

— Mais putain, qu’est-ce que… non, je suis venu ici pour la sauver.

— La sauver ? La sauver ? »

Je vrille toute sa jambe, maintenant, je m’efforce de lui infliger la plus grande douleur possible. Je me fiche que nous mourions tous les deux ici, prisonniers de notre improbable étreinte pour tout le temps qui reste. Il peut me dire la vérité, ou nous pouvons mourir tous les deux.

« Tu lui as tranché la gorge, et aussi à l’autre fille, et tu les as abandonnées comme ça. Pourquoi, Jordan ? Pourquoi t’as fait ça ?

— C’est ça qui s’est passé ? C’est ce qui lui est arrivé ? »

Alors, il rejette la tête en arrière et s’avachit de son côté des barreaux. Je m’en fiche, je continue, il faut que je l’entende confirmer les faits. J’en ai besoin, et Nico aussi. « Pourquoi tu l’as tuée ? Pourquoi ? Quel rapport avec ton plan débile pour sauver le monde ? »

Il y a un long silence entre nous. NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM, dit la radio, encore et encore. Jordan commence à rire. Il a les yeux révulsés, et il émet ce rire froid et bizarre, un ricanement de gorge, gargouillant.

« Quoi ? »

Rien. Encore ce rire mort et sec.

« Mais quoi ?

— Le plan. Le plan, putain. Y a pas de plan. C’était bidon. Il n’a jamais existé. Il était inventé de toutes pièces. »

2

Presque toujours, la réalité est exactement conforme aux apparences. Les gens ont tendance à regarder les aspects douloureux ou ennuyeux de la vie en s’attendant à demi à ce qu’il y ait autre chose sous la surface, un sens plus profond qui leur sera un jour dévoilé ; nous attendons la grâce salvatrice, la révélation stupéfiante. Mais la plupart du temps, les choses sont simplement ce qu’elles sont, la plupart du temps aucun trésor scintillant n’est dissimulé sous la terre.

Un astéroïde énorme est réellement en train d’arriver, et il va tous nous tuer. C’est un fait réel, dur, froid et irréductible, un fait qui ne peut être ni esquivé ni escamoté.

J’avais raison, depuis le début, avec mon insistance pédante, pénible et bornée à affirmer que la vérité était vraie : le fait simple et brutal que j’expliquais inlassablement à Nico, que j’essayais sans cesse d’utiliser pour la canaliser, voire l’assommer. J’avais raison, et elle tort, depuis le début.

Jordan est en train de tout m’expliquer, il me déballe l’histoire complète, me révèle les coulisses de la grande conspiration secrète de diversion de l’astéroïde, m’explique en détail à quel point j’avais raison et Nico avait tort, et ce triomphe ne m’accorde aucune joie. C’est tout le contraire, en fait, ce que je ressens est le contraire, noir et amer, de la joie : cette occasion horrible de pouvoir clamer « je te l’avais bien dit » à quelqu’un qui est déjà mort, de dire « c’est toi qui avais tort » à ma sœur, déjà sacrifiée sur l’autel de son erreur. Avec le recul, je regrette même de le lui avoir dit, de ne pas l’avoir laissée tranquille, de ne pas lui avoir accordé le plaisir de penser une demi-seconde que son frère et seul parent en vie la croyait. Que je croyais en elle.

Ce n’était pas simplement que le plan ne marcherait jamais, la déflagration à distance, la déviation précisément orchestrée de la trajectoire mortelle de Maïa au moyen d’une explosion nucléaire. En réalité, le plan n’a jamais existé. Son auteur, le physicien nucléaire rebelle Hans-Michael Parry, lui non plus n’a jamais existé. C’étaient de pauvres naïfs, tous autant qu’ils étaient, Astronaut, Tick, Valentine et Sailor, Tapestry… même Isis. Naïfs et crédules. Ils étaient réunis ici, au poste de police, pour attendre l’arrivée d’un homme qui n’existait pas.