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Maintenant qu’elle est morte, cela n’a plus d’importance. Ils ont fait tout ce chemin pour rien, et à présent elle est morte, voilà, c’est tout.

Nous sommes dehors, entre les deux drapeaux. L’après-midi est magnifique, frais, sec et ensoleillé. La première belle journée depuis mon arrivée dans l’Ohio. Jordan me déballe toute l’histoire, et pendant ce temps-là j’ai la tête entre les mains et les larmes me coulent entre les doigts.

* * *

Astronaut s’appelle en réalité Anthony Wayne DeCarlo, et il n’a aucune formation scientifique, pas de connaissances particulières en astrophysique, pas le moindre bagage militaire. C’est, ou plutôt c’était, un braqueur de banques, un distributeur et fabricant de substances contrôlées et un escroc. À l’âge de dix-neuf ans, DeCarlo a récolté une condamnation à dix ans d’emprisonnement dans le Colorado pour avoir boosté un SUV afin d’en faire un véhicule de fuite lorsque son grand frère a braqué une agence de la Bank of America dans la région d’Aurora. Il a bénéficié d’une libération conditionnelle au bout de quatre ans et trois mois, et six mois après il a été arrêté dans un appartement en location dans l’Arizona, qu’il avait transformé en laboratoire/dispensaire de drogues sur mesure. Condamné à cinq ans, sorti au bout de deux pour bonne conduite. Et ainsi de suite. À quarante ans, âge qu’il a atteint il y a deux ans, il était connu des services de police d’une impressionnante série de juridictions pour être un affreux jojo présentant bien et parlant encore mieux, doué pour la fabrication de toutes sortes de substances illicites – au point qu’un de ses pseudonymes était « Big Pharma », ce dont il tirait fierté.

Il aurait dû passer beaucoup de temps derrière les barreaux, au fil des années, mais il avait le chic pour s’entourer d’acolytes à qui confier le sale boulot : des hommes plus jeunes et surtout beaucoup de jeunes femmes, qui récoltaient fréquemment des peines de prison pour possession, pour vente, tout ce qu’il aurait fait lui-même sinon. Un officier de conditionnelle faisait amèrement remarquer, quelque part dans son épais dossier, qu’il « aurait fait un grand meneur d’hommes, dans d’autres circonstances ».

Voilà que là-dessus, justement, les circonstances ont changé, et pas qu’un peu. L’astéroïde est apparu, transformant la vie des malfrats et des dealers tout comme celles des policiers, des actuaires et des patriarches amish. À l’époque où la probabilité de collision entre Maïa et la Terre est montée à dix pour cent, Anthony Wayne DeCarlo vivait dans un appartement en rez-de-jardin de Medford, dans le Massachusetts, et il est devenu Astronaut : meneur d’hommes, instigateur de réseaux conspirationnistes, sauveur de l’humanité.

Pour un esprit jamais en repos, paranoïaque et angoissé comme celui de DeCarlo, Maïa était la réponse à une prière qu’il ignorait même avoir prononcée ; un panier dans lequel mettre une vie entière d’énergie contestataire. Tout à coup, le voilà debout sur une caisse renversée dans Boston Common, porte-voix charismatique de la théorie de la conspiration gouvernementale, prêcheur de coin de rue armé d’une poignée de « découvertes » scientifiques douteuses et d’un flingue enfoncé dans sa poche arrière. Et il attire toute une nouvelle constellation de suiveurs : des jeunes, paniqués par la mort qui file dans le ciel et désireux d’y faire quelque chose, n’importe quoi.

Ils sont tombés dans le panneau. Ma sœur est tombée dans le panneau. Et ce n’est pas difficile de voir pourquoi, ça n’a jamais été difficile à comprendre. L’alternative, c’était de croire ce que lui répétait son frère le flic, barbant, sérieux, sentencieux : on est foutus. Il n’y a pas d’espoir. La vérité est vraie. Les Astronaut du monde vendaient une meilleure histoire, bien plus facile à encaisser. C’est un piège. Les richards et les pleins aux as, ils veulent notre mort.

Mensonges, mensonges, rien que des mensonges !

C’est à peu près à ce moment-là, en fin d’automne l’an dernier, que le FBI commence à surveiller Anthony Wayne DeCarlo, alias Astronaut. Le FBI, comme la plupart des agences fédérales, souffre d’une pénurie de personnel, étant donné que les agents démissionnent en masse pour aller vivre leurs derniers rêves variés. Pour ceux qui sont encore au bureau, une grosse partie de la charge de travail de l’an dernier a consisté à garder un œil sur des sales types comme DeCarlo, les terroristes, psychopathes et crétins ordinaires à qui Maïa a offert un nouveau bail sur la vie, tous ces types qui n’avaient à la bouche que des violences contre l’État, que leurs projets pour exposer aux yeux de tous la grande mascarade : les dirigeants avaient inventé cette histoire d’astéroïde, les dirigeants dissimulaient la vérité sur l’astéroïde, les dirigeants avaient fabriqué l’astéroïde. Tout ce que vous voulez, c’est au choix.

Astronaut et sa bande n’étaient même pas dans le top 30, en termes de menace digne d’attention, jusqu’au jour où un jeune nommé Derek Skeve s’était fait prendre à pénétrer par effraction dans un poste de la Garde nationale du New Hampshire. Soumis à un interrogatoire, il avait avoué que c’était son épouse toute récente qui l’avait incité à se lancer dans cette dangereuse mission.

« C’était Nico qui l’avait envoyé là-bas, tu comprends ? Elle l’a sacrifié, me dit Jordan qui ne s’appelle pas réellement Jordan. C’est ce que l’on avait exigé d’elle. Pour prouver sa loyauté envers Astronaut, envers l’organisation, envers les buts de l’organisation. »

Jordan s’appelle en réalité l’agent Kessler ; William P. Kessler Jr. Ma tête s’emplit d’informations nouvelles, et à grande vitesse.

« DeCarlo adore jouer ce genre de tours cruels à ses hommes : tester la fidélité, la dynamique de groupe et hors groupe. Il le faisait déjà quand il trafiquait de la drogue : poussez un junkie à abattre une hache sur un autre, et voilà, le junkie vous appartient pour la vie. Il s’est servi des mêmes ficelles pour monter son nouveau groupe de conspirateurs. »

L’agent Kessler appartient au FBI. Il était stagiaire aux services techniques, à ce qu’il m’a dit, et a vite été promu au rang d’agent de terrain, tout comme moi-même j’ai vite été promu inspecteur quand tout le monde a démissionné ou disparu. La conspiration d’Astronaut a été sa première affaire – « je travaille encore dessus, pour tout dire », précise-t-il en levant les yeux vers le drapeau et la pelouse miteuse du commissariat de Rotary.

Il a suffi de dix minutes de numéro du gentil flic/méchant flic pour que Skeve commence à bavasser à propos de bases lunaires, et l’équipe de Kessler a tout de suite reconnu en lui un crétin inoffensif. Mais ensuite, ils ont mis la main sur un autre naïf envoyé à l’abattoir par Astronaut, et compris ce que le bonhomme cherchait réellement : des armes nucléaires. Alors, ils ont décidé de les lui donner. Kessler a donc endossé le rôle de Jordan Wills, un provocateur content de lui et blagueur, en Ray Ban de pacotille.

« Je me suis pointé chez le mec en pleine nuit, continue Jordan/Kessler. Et je lui ai débité une histoire à dormir debout. Comme quoi j’étais un ancien enseigne des marines. “J’ai mis la main sur un tas de documents, sur un savant qui a un plan diabolique. J’ai entendu parler de ton groupe… tu es le seul à pouvoir nous aider. Vous êtes les seuls !”

— Et il a marché !