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— Oh ! Il a couru. On lui a dit qu’il y avait d’autres équipes, réparties dans tout le pays. On lui a donné le rôle précis que ses potes et lui devaient jouer. Et vroum, les voilà partis. À chercher les bombes imaginaires partout où je leur disais de chercher. Par monts et par vaux, comme on dit. Pendant ce temps-là, ils ne tuaient personne. Et ils ne trouvaient pas les vraies bombes. C’était une manière de les occuper, quoi. »

J’écoute. Je hoche la tête. C’est bien, c’est une bonne histoire. Le genre d’histoires que j’aime, l’histoire d’une opération de maintien de l’ordre bien conçue et bien exécutée, menée à bien par des agents diligents restant au travail pour assurer la sécurité des bonnes gens, même dans les circonstances les plus difficiles. Un leurre à long terme, avec une intention claire et une stratégie simple : identifier les membres d’une organisation, les occuper, alimenter le feu de leur espoir fou. Cependant, cette histoire touche un point sensible en moi, vraiment. J’écoute, et de temps en temps je reprends ma tête entre mes mains tandis que les larmes roulent autour de mes doigts.

Kessler et ses collègues ont fourni à Astronaut tout le décorum nécessaire pour les convaincre, lui et sa bande, qu’ils étaient impliqués dans une conspiration réelle. Accès à Internet et équipement de communication, documents d’aspect officiel à en-tête de la NASA et de la Naval Intelligence. Et bien sûr, le top du top de l’accessoire : un Seahawk SH-60, hélicoptère bimoteur de portée médiane, qu’un collègue de Kessler a réussi à emprunter à une division de la Navy qui venait d’être rapatriée d’une mission de maintien de la paix, désormais obsolète, dans la corne de l’Afrique.

Tous ces éléments qui m’avaient porté à me demander, aux heures les plus sombres, si ce n’était pas moi qui me trompais, si la vérité était réellement la vérité. Tout avait l’air vrai parce que tout était fait pour.

« Et le document en lui-même ? » Je l’ai encore quelque part, il doit être dans la remorque, cinquante pages de charabia et de mathématiques indéchiffrables. « D’où venaient les chiffres ? Tout le… le plan ? »

Jordan a un haussement d’épaules. « Internet. Les archives publiques. Quelqu’un a peut-être sorti un dossier de la NASA. La vérité, c’est qu’au bout d’un moment c’est devenu un jeu. Jusqu’où pourrions-nous pousser le grotesque ? Mettons sur pied le scénario le plus farfelu possible, le plus visiblement impossible à croire, et voyons si ces gens y croiront quand même. Résultat des courses : en gros, oui, ils y ont cru. Les gens croient n’importe quoi, du moment qu’ils le veulent suffisamment. »

La dernière manche s’est déroulée exactement comme ils l’avaient imaginé. Kessler, jouant le rôle de Jordan, fait savoir à Astronaut que Parry a été localisé et libéré – un personnage factice parlant à un imposteur d’une personne inexistante – et que lui, Jordan, s’occupe d’organiser son transfert vers la base dans l’Ohio. Astronaut reçoit la consigne de rassembler les autres, de rallier ce poste de police abandonné à proximité d’un aérodrome municipal, et d’attendre.

« Et c’est ce qu’il a fait.

— Bien sûr que c’est ce qu’il a fait. À ce stade, il était réellement convaincu qu’il allait sauver le monde. Il se prenait pour un braqueur-dealer transformé en héros. Mais c’était nous qui écrivions le scénario, et la fin prévue, c’était eux tous dans un trou paumé, hors d’état de nuire à qui que ce soit, en train d’attendre quelqu’un qui ne viendra pas, jusqu’à l’extinction des feux. »

* * *

Nous traversons lentement les bois, Kessler et moi. Jusqu’à la petite clairière pleine d’ornières, entourée d’arbres tordus. Des taches de sang rouge-noir sont encore visibles dans la flaque de boue où j’ai découvert le corps. Il m’a dit qu’il voulait voir la scène de crime ; prendre des empreintes, chercher des indices. Je lui ai expliqué que j’avais déjà fait tout ça, mais il m’a répondu qu’il désirait inspecter les lieux lui-même.

Il veut voir, et donc nous y voilà, mais il ne fait rien. L’agent Kessler reste debout à l’orée de la clairière, à regarder par terre.

Tout est clair sauf une chose, et même celle-là est tout de même assez évidente.

« Jordan ?

— Kessler, me rappelle-t-il en entrant dans la clairière.

— Kessler. Qu’est-ce qui s’est passé ? Que fais-tu ici ? »

Il ferme les yeux, fort, puis les rouvre.

« Kessler ? »

Il s’accroupit maintenant sur ses talons, les yeux rivés sur la boue dans laquelle est morte Nico. J’ai besoin quand même de l’entendre de sa bouche. J’ai besoin de tout savoir. Cela m’est indispensable.

« Kessler ? Pourquoi es-tu venu ? »

Il se met à parler, lentement. D’une voix étranglée, basse. « DeCarlo est un dingue. Jusqu’à la moelle. Son dossier est rempli d’actes répréhensibles. D’accès de violence soudaine. S’il se fait doubler ou arnaquer, ou si une situation tourne au vinaigre… il se comporte mal. »

Le jeune prétentieux que je haïssais tant a disparu ; l’agent du FBI furieux en mission, aussi. Kessler n’est plus qu’un gamin. Un jeune gars au cœur lourd.

« On savait qu’il serait capable de tout à la fin, s’il se rendait compte que c’étaient des conneries, tout ça – ou même s’il ne comprenait pas. Quand il finirait par prendre conscience que la fin du monde allait vraiment arriver, qu’il allait vraiment mourir. Narcissique comme il était, ce con. Va savoir le carnage qu’il risquait de faire. Va savoir. »

Il se tait, le regard fixe.

Je revois ma sœur à plat ventre dans la boue. Évidemment que j’y pense. Impossible de faire autrement. À plat ventre dans la boue, sa plaie béante remplie de terre. Va savoir.

« Je ne pouvais pas… commence Kessler avant d’aspirer entre ses dents, de se couvrir le visage à deux mains. Tous les autres, ils pouvaient aller se faire foutre. Ces crétins d’illuminés, ils ne méritaient pas autre chose. Essayer de voler une bombe, putain ! Mais pas… » Il pousse une nouvelle plainte. Se laisse lentement tomber à genoux. « … pas elle. »

Je le savais. Je pense que je l’ai su aussitôt qu’il est arrivé en clopinant dans le couloir, en fait.

« Tu… tu avais des sentiments pour elle. »

Il rit – un rire mouillé de mucus et de larmes. « Ouais. T’es chelou, toi, tu parles comme un môme. “J’avais des sentiments pour elle.” Je l’aimais, putain.

— Mais tu aurais pu la sauver. Tu aurais pu lui dire de ne pas venir, la prévenir que c’était bidon, tout ça.

— C’est ce que j’ai fait ! » Il me regarde, sans colère, implorant, désespéré. Ravagé. « Je lui ai tout raconté. Le jour où on était dans le New Hampshire, à Butler Field, en attendant que l’hélico vienne la chercher, je lui ai dit que c’était une combine, que j’étais un agent du FBI, que DeCarlo était un imposteur et un psychopathe. Capable de tout. “Big Pharma”, crache-t-il. Je lui ai même montré mon insigne, bon Dieu ! Mais… »

Oh, Nico, bon sang…

« … elle ne t’a pas cru. »

Kessler confirme d’un hochement de tête, exhale. « C’était trop tard. Elle était déjà trop loin. Dans ce monde fantasmé que j’avais créé moi-même. Je lui ai dit : tu me croiras en voyant que Parry n’arrive pas. Je lui ai dit : promets-moi que s’il n’est pas arrivé dans deux semaines, tu voleras ce foutu hélico et tu rentreras à la maison. Promets-le-moi ! »

Il pleure, maintenant, le visage caché dans les mains.

Elle ne risquait pas de le lui promettre. Ma sœur n’a jamais rien promis de sa vie.