« Elle n’est jamais revenue. Il fallait que je vienne. Passé un certain point, je ne pouvais simplement plus… je ne pensais plus qu’à elle… à venir la chercher. Je ne pouvais pas la laisser mourir ici… »
Et il les dit, les paroles exactes que j’avais en tête il y a dix minutes. « Je ne pouvais pas la laisser mourir ici pour rien. »
Ni lui ni moi ne disons tout haut l’évidence et la vérité vraie : qu’il arrive trop tard. Que nous sommes, tous les deux, arrivés trop tard.
L’agent Kessler ne cherche pas réellement d’indices. Il ne prend pas d’empreintes. Il reste simplement à fixer le sol un petit moment, après quoi nous faisons demi-tour et rentrons lentement, ensemble, à travers bois.
3
À présent, c’est mon tour. J’ai eu son histoire, et l’agent Kessler veut la mienne.
Nous quittons péniblement la scène de crime pour rejoindre le commissariat, enjambant les ronces puis passant le pont de corde, en poussant des grognements de fatigue, deux jeunes de moins de trente ans, paralysés par des blessures multiples, avançant lentement dans les bois comme de grands vieillards. Pendant que nous marchons, je lui détaille l’enquête en cours, pas à pas : je lui raconte comment j’ai trouvé Jean dans les bois, puis le corps de Nico, porteur d’une plaie similaire, similaire par sa nature mais pas dans sa profondeur ; je lui parle de mon témoin qui a surpris une dispute entre Nico et Astronaut une heure avant sa mort. Je parle et je parle, et il me coupe de temps en temps avec des questions avisées ou des demandes de clarifications, si bien que notre conversation prend ce rythme que j’aimais tant dans le travail de police : la mise à plat d’un réseau de faits, le redressement de certains détails dans ma tête afin qu’ils puissent être évalués par un collègue.
Une fois que nous sommes de retour au commissariat, Kessler s’arrête en salle de régulation pour examiner le corps de Nico pendant que je retourne au garage et contourne lentement le cratère qui défigure le centre de la pièce. On dirait que Cortez a pris le temps de combler la cage d’escalier avec autant de gravats qu’il le pouvait – tous ceux qui résultent de son saccage du bouchon, plus de gros blocs qu’il a taillés au marteau piqueur partout dans le sol, désormais tellement creusé et grêlé qu’il rappelle la surface de la Lune. Au bord de la fosse, le bout d’une corde sort en serpentant du tas de gravats. J’imagine facilement mon ex-acolyte après qu’il m’a laissé dans la cellule, chargeant la bâche de gravats, la tirant derrière lui, créant dans son sillage un éboulis dans la bouche du tunnel, telle la mer Rouge se refermant derrière Moïse.
Cortez installant un panneau défense d’entrer ; Cortez reprenant le bail.
« Certainement pas un suicide, lâche abruptement Kessler en entrant dans le garage.
— Hein ? »
Il se racle la gorge. « Les autres, bien sûr. Pour tous les autres, ça me va bien. Ils renoncent à Parry, se rendent peut-être compte qu’ils se sont fait balader. Comprennent peut-être même que DeCarlo est un psychopathe. La vie après l’impact sera violente et brève, bunker ou pas bunker. L’empoisonnement devient un choix raisonnable. »
Il me sort cette tirade comme une mitraillette, à sec, rien que les faits. Il fait exactement ce que j’ai fait après avoir regardé ce qu’il vient de regarder : le visage figé de Nico, le massacre en rouge et noir de sa gorge. Il enveloppe son chagrin dans un ruban marqué « fragile », le noie sous un rythme de policier. Cela me plaît. Je trouve ça apaisant.
« Mais Astronaut ? Non, poursuit-il en secouant la tête. Impossible.
— Tu disais qu’il était dingue. Capable de tout.
— D’accord. Mais pas ça. Capable d’entraîner les autres dans le suicide, oui, mais pas lui. C’est un narcissique de première. Il a des rêves de grandeur à une échelle astronomique. Le suicide ne correspond pas à son profil.
— Le monde a changé.
— Pas tant que ça. »
Je jette un regard vers le tas de gravats. « Mais je… je l’ai vu. Un homme d’âge moyen, chevelure épaisse en désordre, lunettes à monture d’écaille, yeux marron foncé. »
Kesser se rembrunit. « D’où tiens-tu cette description ?
— De Miller.
— Qui ?
— L’amish. Mon témoin. Y avait-il un autre homme dans le groupe qui puisse correspondre à ce signalement ?
— Ce serait étonnant. Mais possible. On a fait de notre mieux pour garder le compte, mais il y avait beaucoup d’allées et venues. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas de scénario dans lequel Anthony DeCarlo se suicide. »
Je pivote vers la cage d’escalier obstruée par les gravats. Cette idée, l’idée que j’aie procédé à une identification erronée, là-dessous, l’idée que l’assassin de ma sœur puisse être encore en vie… elle scintille en moi comme une veilleuse. Je me baisse sans y penser et fais rouler un bloc oblong du sommet du tas, puis un autre.
« Alors tu penses qu’il est là-dessous ? dis-je à Kessler.
— Oh, oui, j’espère. » Il me rejoint, met un genou au sol pour m’aider, soulève un bloc en grognant sous l’effort. « Parce que je me ferais une joie de le buter. »
Pendant que l’agent Kessler et moi-même dégageons l’entrée de l’escalier, tandis que nous retirons les blocs un par un et que les contractures s’accumulent dans mes épaules et dans mon dos, mes pensées s’envolent de mon corps pour faire le tour de la planète, survolant des paysages lointains tel un fantôme de conte de fées, errant de par le monde. Partout, il y a des gens en train de prier, en train de lire des histoires à leurs enfants, des gens portant des toasts ou faisant l’amour, recherchant désespérément le plaisir ou la satisfaction dans les dernières heures d’existence, minces comme du papier de soie. Et moi je suis là, voilà où est Palace, jusqu’aux genoux dans une fosse de gravats à côté d’un inconnu, creusant et creusant, forant à l’aveuglette comme une taupe, vers ce qu’il y a derrière.
Une fois le passage dégagé, nous descendons, et le mince escalier métallique tremble sous nos pas comme avant. Je passe en premier, suivi de l’agent Kessler.
Dans le couloir, en bas, j’allume la torche Eveready et éclaire dans les coins. Tout est comme avant : le noir, le silence, le froid. Le sol en ciment, les murs en ciment, la bizarre odeur chimique.
Kessler trébuche sur quelque chose et envoie des cailloux rebondir et rouler. Je me retourne pour lui faire signe de ne pas faire de bruit, et il se renfrogne et me retourne mon geste : une paire de professionnels du maintien de l’ordre, complètement débraillés, engagés dans un duel de hiérarchie, un spectacle idiot et sombre.
Je flaire l’atmosphère. Pareil, tout est pareil qu’avant, mais sans l’être ; l’impression est différente. L’air a été dérangé, je ne sais comment. Les mêmes ténèbres, avec des ombres nouvelles.
Nous traversons la petite chaufferie et braquons nos lampes sur les trois portes : dames, réserve, et la porte au graffiti.
« Les corps ? souffle l’agent Kessler. Palace ?
— Une seconde », dis-je tout bas, les yeux rivés sur la porte de la réserve, qui est ouverte, ouverte à un angle d’environ vingt-cinq degrés. Elle est même coincée en position ouverte, maintenue en place par une boîte de macaronis au fromage aplatie et pliée pour faire cale. J’avance d’un pas vers cette porte, l’arme sortie. Cortez m’a très clairement fait part de ses intentions : rester dans cette pièce pendant six mois après le grand boum, puis sortir voir à quoi ressemble le monde extérieur. Et pourtant, voici la porte, volontairement ouverte. La question est pourquoi, la question est toujours pourquoi.