J’ai conscience, bien sûr, de la possibilité que ce soit le sang de Nico sur les couteaux, dans l’évier, par terre. Il est trop tôt pour penser à cela, trop tôt pour tirer ce genre de conclusions.
Le scénario le plus probable, après tout, est que ce sang soit celui d’un inconnu, et que ces couteaux n’aient rien à voir avec mon enquête en cours. Qu’il s’agisse simplement d’un terrible acte de violence parmi les actes de violence innombrables qui se produisent, de plus en plus souvent. Nous en avons vu beaucoup pendant le trajet, nous avons rencontré des gens qui nous ont avoué, larmoyants et bourrelés de remords, ou fiers et provocateurs, toutes sortes de comportements inavouables. La vieille dame protégeant farouchement son petit-fils dans une épicerie abandonnée, nous murmurant qu’elle avait abattu un inconnu pour six livres de steak haché surgelé. Les deux conjoints, au dépôt de camions, qui avaient surpris quelqu’un à essayer de voler le pick-up Dodge dans lequel ils logeaient, et qui lui avaient roulé dessus pendant la dispute qui s’était ensuivie.
Nous les appelions « villes rouges », ces endroits les plus terribles, ces communautés qui s’étaient désagrégées dans le chaos et le mépris des lois. Nous avions différents noms pour les différents univers qui forment le monde d’aujourd’hui. Villes rouges : violence et souffrance. Villes vertes : agréables, jouant à faire semblant. Villes bleues : un calme inquiétant, des gens qui se cachent. Peut-être des gardes nationaux ou des soldats de l’armée régulière formant des patrouilles clairsemées. Villes violettes, villes noires, villes grises…
Je tousse dans mon poing ; l’odeur étouffante du garage commence à m’atteindre, cette puanteur de vieille clope et de pot d’échappement. Un sol en béton crasseux à damiers, noir et blanc. Une idée qui prend vie avec un soubresaut. Encore vague et incertaine. Je renifle, puis me jette à quatre pattes par terre, heurtant le sol dur avec mes genoux et mes paumes.
« Mon poulet ? »
Je ne réponds pas. J’avance un peu, vers le centre de la pièce, tête baissée, les yeux rivés sur le sol.
« Ça y est, t’es bon pour l’asile ? me demande Cortez, qui tient une vieille caisse à monnaie en acier sous son bras, comme si c’était un ballon de football. Si t’as perdu la boule, tu sers plus à rien, je vais devoir te bouffer.
— Tu pourrais m’aider ?
— T’aider à quoi ?
— Les mégots, dis-je en retirant ma veste. S’il te plaît, aide-moi à trouver des mégots. »
Je continue d’avancer à quatre pattes, depuis le fond vers les portes, manches de chemise remontées, les paumes rapidement noires de crasse. J’utilise ma loupe et je suis le motif des damiers : carrés clairs, carrés foncés. Au bout d’un instant, Cortez hausse les épaules, pose sa boîte, et nous voilà tous les deux, côte à côte comme des vaches au pré, avançant lentement en scrutant le sol.
Il y a quantité de mégots, bien sûr : le garage, comme tous les endroits de ce genre, en est jonché. Nous chassons dans la poussière et la saleté du sol et ramassons tout ce que nous trouvons, puis je m’accroupis et trie nos trouvailles en deux tas, non sans les vérifier soigneusement une par une, les élevant à la lumière pour mieux les voir avant de les consigner au tas qui convient. Les possibles et les pas possibles. Cortez sifflote en travaillant, murmurant de temps en temps : « il est fou, il est fou ». La plupart des mégots sont soit génériques, sans marque sur le filtre, soit roulés main : un petit tortillon de fin papier blanc avec quelques fibres de tabac dépassant à un bout.
Et puis, après dix minutes, un quart d’heure… « Ça y est. »
Là. Je saisis entre mes doigts le petit rouleau de papier sale, celui que je cherchais. Je l’élève dans la lumière terne et grise.
Ça y est.
« Ah ! lance Cortez. Un mégot. Je savais qu’on y arriverait. »
Je ne réponds pas. Je l’ai trouvé, comme l’avait secrètement prédit mon cœur de policier. Un mégot unique, écrasé et à moitié déchiqueté, réduit à une charpie brune par la pression d’un talon, le papier crevé laissant voir ses tripes de feuilles effilochées. Je le tiens avec précaution entre deux doigts, comme si c’était le corps brisé d’un insecte.
« Elle est ici. » Je me lève, inspecte la pièce du regard. « Elle est passée ici. »
Cette fois, c’est Cortez qui ne répond pas. Il fixe toujours le sol : autre chose a attiré son attention. Mon cœur se soulève dans ma poitrine, il enfle et se retire comme la marée.
La fin imminente de la civilisation a violemment perturbé le marché des cigarettes, comme celui de toutes les substances addictives : une demande qui crève le plafond, une offre en voie de disparition. La plupart des fumeurs, anciens et nouveaux, ont dû se contenter de produits génériques infects, ou se débrouiller pour récupérer sur des mégots de quoi rouler leurs clopes. Mais ma sœur, ma sœur Nico, j’ignore comment, a toujours réussi à mettre la main sur sa marque préférée.
J’élève le mégot. Je le renifle. Cet objet doit être mis en relation avec la fourchette en plastique immobilisée dans sa lutte pour tenir ouverte la trappe du distributeur, et la conclusion que l’on peut tirer de ces deux objets, ces deux objets chantant à l’unisson, c’est que tout était vrai. La pauvre Abigail au cerveau dérangé n’a pas choisi le commissariat de Rotary, Ohio, au hasard parmi les bâtiments du monde. Nico est réellement venue ici, elle et sa joyeuse bande de théoriciens du complot et d’aspirants héros. Je serais presque tenté de dire qu’elle a fait exprès d’abandonner ce mégot, ou même de continuer de fumer pendant toutes ces années, en me narguant quand je la grondais, uniquement pour pouvoir me laisser cet indice. Sauf que, je le sais bien, si elle a fumé pendant toutes ces années c’est parce qu’elle était accro à la nicotine, et aussi parce qu’elle adorait m’énerver.
« Elle est venue ici, dis-je une fois de plus à Cortez, qui marmonne pour lui-même en tâtant le sol du bout de l’index. Elle est ici. » Je glisse le mégot dans un sachet plastique et le range soigneusement dans ma poche.
« J’ai trouvé encore mieux, lâche Cortez en relevant la tête, accroupi sur un carreau de béton. Il y a une trappe, là. »
Toute la vie, j’ai joué à cache-cache avec Nico.
Le week-end qui a suivi l’enterrement – le deuxième, celui de notre père, début juin, l’année de mes douze ans –, les déménageurs étaient partout dans la maison, en train d’emballer ma courte vie dans des cartons, de sortir ma collection de BD, mon gant de base-ball et mon lit jumeau pour les charger dans le camion et emporter tout ce que j’avais au monde en un seul voyage. J’ai brusquement sursauté en prenant conscience que je n’avais pas vu ma petite sœur depuis des heures. J’ai paniqué, couru dans toute la maison, esquivant les déménageurs, ouvrant tous les placards vides et poussiéreux, fonçant à la cave.
Dans les rues de Concord, j’ai piétiné dans les flaques laissées par la pluie d’été, parcourant les rues latérales en criant son nom. J’ai fini par retrouver Nico à White Park : elle gloussait de rire, cachée sous le toboggan, prenant des coups de soleil dans sa robe d’été légère, gravant son prénom dans la terre avec un bâton. J’ai fait les gros yeux et croisé mes bras maigrichons. J’étais furieux, d’autant plus que j’étais déjà bouleversé par le déménagement, le chagrin. Nico, six ans, m’a tapoté la joue. « Tu croyais que j’étais partie, moi aussi, pas vrai, Hen ? » Sautillant sur place, prenant ma grande main entre ses deux petites. « Tu y as cru, hein ? »