Et ensuite, quand je suis retourné le chercher pour exiger qu’il me dise, bon Dieu, où elle était partie, j’ai trouvé Abigail à sa place, la pauvre Abigail perdue et abandonnée, et c’est grâce à elle que je me retrouve ici : dans l’Ohio, à Rotary, devant une trappe dans le sol.
« Il faut qu’on descende là-dessous.
— Eh ben, je vais te dire : ça se pourrait bien qu’on n’y arrive pas.
— Mais il le faut ! »
Cortez souffle ses ronds de fumée pendant que nous contemplons le sol. Jordan est là-dessous, je le sais, et Nico aussi, séparée de moi uniquement par cette couche de roche froide, et tout ce qu’il nous reste à faire, c’est la soulever et la dégager du chemin. Je souffle, je chantonne un vers de je ne sais quoi : j’essaie de ralentir mon esprit fiévreux et hypertendu, d’arrêter son galop le temps qu’il puisse élaborer un plan, imaginer une stratégie. Mais soudain, mon chien déboule dans la pièce, dérapant sur ses petites pattes, ses griffes crissant sur le béton. Il y a quelque chose qui cloche. Il aboie comme un fou, un raffut à réveiller les morts.
4
« À tous les coups, c’est un opossum, grogne Cortez, le souffle court, tandis que nous courons comme des dératés dans les bois. Ton con de chien veut te montrer un écureuil, si ça se trouve. »
Ce n’est pas un opossum. Ce n’est pas un écureuil. Je devine au moins cela, à la manière qu’a Houdini de galoper comme un fou, tout électrisé, bondissant malgré sa patte blessée, boitant visiblement mais filant quand même dans les buissons. Nous le suivons à toutes jambes, Cortez et moi, dans le bosquet dense qui commence juste derrière le commissariat, traversant les taillis comme si le monde était en feu. Ce n’est pas un opossum, ni un écureuil.
Nous dévalons une pente orientée à l’ouest, suivons la rive boueuse d’un ru et nous enfonçons encore dans les bois, et enfin, nous débouchons sur une minuscule clairière, un ovale bourbeux jonché de feuilles, qui doit faire un peu plus de huit mètres de circonférence. Cortez et moi piétinons un roncier tandis que Houdini passe par en dessous, récoltant de nouvelles égratignures sans s’en soucier. Cortez serre une hachette dans un de ses poings, et un fusil à canon scié, je le sais, est caché dans la profonde poche intérieure de son long manteau noir. Je sors mon arme, le SIG Sauer, que je tiens devant moi à deux mains. Nous sommes déployés en éventail au bord de la clairière : un homme, un chien, un homme, tous pantelants, tous regardant fixement le corps. C’est une jeune fille, à plat ventre par terre.
« Bon Dieu, souffle Cortez. Bon Dieu de bon Dieu. »
Je ne réponds pas. Je ne peux plus respirer. Je fais un pas en avant dans la clairière, m’arrête pour garder l’équilibre. L’image disparaît, réapparaît, ma vue se brouille par intermittences. La fille est habillée : jupe en jean, haut bleu pâle, sandales marron. Les bras lancés devant elle comme si elle était morte en nageant, ou en cherchant à atteindre quelque chose.
« C’est elle ? » me demande Cortez à mi-voix.
En trois pas, je suis auprès du corps, et le temps d’y arriver je sais déjà que ce n’est pas Nico : les cheveux, la taille ne correspondent pas. Ma sœur n’a jamais porté une jupe en jean. Je parviens à prononcer un mot : « Non. »
Mon corps est envahi par le soulagement – puis, tout de suite après, par la culpabilité, qui arrive comme une seconde vague alors que la première est encore en train de se retirer. Cette fille n’est pas ma sœur, mais elle est la sœur, ou la fille, ou l’amie, de quelqu’un. Elle est quelque chose pour quelqu’un. Elle était. Couchée sur le ventre dans la boue, dans les bois, les bras tendus en avant. Rattrapée après avoir été pourchassée. À six jours de la fin.
Cortez vient me rejoindre en tenant sa hachette comme un gourdin d’homme des cavernes. Nous nous sommes enfoncés d’environ quatre cents mètres dans le silence immobile du sous-bois, et le bâtiment bas du commissariat n’est plus visible dernière nous, pas plus que la petite ville de Rotary qui se trouve au pied de la colline, de l’autre côté du bois. Nous pourrions aussi bien nous trouver au cœur d’une forêt profonde, perdus dans un monde enchanté gris-brun, entourés de fleurs sauvages, de boue, et des feuilles jaunes et racornies qui sont doucement descendues recouvrir le sol.
Je m’agenouille à côté du corps de la fille et je la retourne, chassant avec précaution terre et fragments d’écorce de ses joues et de ses yeux. C’est une Asiatique. Jolie. Des traits fragiles. Cheveux noirs, joues pâles. Lèvres minces et roses. Petites boucles d’oreilles en or, une à chaque oreille. Elle s’est battue ; son visage présente des contusions et lacérations multiples, y compris un œil au beurre noir, le droit, complètement tuméfié. Et sa gorge est ouverte d’un côté à l’autre, une fente terrible qui commence juste en dessous de son oreille droite et suit une ligne courbe jusqu’en dessous de son oreille gauche. Le spectacle est tout simplement atroce, le spectacle rouge de l’intérieur de sa gorge, humide et à vif, qui tranche sur sa peau blanche et pâle. Des coulures de sang séché sur toute la longueur de la plaie.
Cortez met un genou à terre à côté de moi et murmure : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Je lui lance une œillade étonnée et il relève la tête, souriant mais pas très à l’aise. « Je sais, me dit-il. J’arriverai toujours à t’étonner. »
Je regarde le corps, le cou de la fille, en pensant au râtelier au-dessus de l’évier de la cuisine, couteau de boucher, hachoir, couteau d’office, et à l’instant où je vais me lever, voilà qu’elle respire : un mouvement infime mais indiscutable, puis un autre. Sa poitrine monte, redescend.
« Ho, hé…
— Quoi ? » fait Cortez tandis que mes doigts fébriles cherchent un pouls, à quelques centimètres sous la pomme d’Adam, en dessous de l’horrible plaie. Là, la faible plainte d’un battement, un galop filant sous mes doigts.
Elle ne devrait pas être en vie, cette gamine égorgée, allongée dans les bois, et pourtant voilà, elle l’est. J’approche ma tête pour écouter son souffle à peine perceptible. Elle est affreusement déshydratée, la langue épaisse et sèche, les lèvres craquelées.
Avec beaucoup de soin, beaucoup de douceur, je la soulève et répartis son poids dans mes bras, soutenant sa tête comme celle d’un nouveau-né dans le creux de mon coude.
« C’est ma faute, dis-je tout bas.
— Quoi ? s’étonne Cortez.
— Tout est ma faute. »
Nous arrivons trop tard. Telle est la certitude fiévreuse qui remonte en brûlant vers mon cou et mon visage, tandis que je suis planté là, à bercer dans mes bras cette victime : ce qui s’est passé ici est derrière nous, nous l’avons raté, et c’est ma faute. Nous avons mis trop de temps à venir de Concord, nous avons fait trop de pauses, toujours à mon initiative, toujours par ma faute. Une fille, à quinze bornes de Seneca Falls : elle a surgi des bois en hurlant le long de la route. Son frère et elle avaient voulu libérer les animaux du zoo, les pauvres bêtes enfermées crevaient de faim, et voilà qu’un tigre avait contraint le frère à grimper dans un arbre. Tout cela débité en un torrent de paroles terrifiées, et Cortez a jugé que c’était un piège et que nous ferions mieux de passer notre chemin – nous conduisions alors une voiturette de golf trouvée dans un country club de Syracuse –, mais je lui ai répondu que je ne pouvais pas faire ça, que nous devions l’aider, alors il m’a demandé pourquoi, et j’ai répondu : « Elle me rappelle ma sœur. » Cortez a éclaté de rire et ouvert sa portière en gardant le canon scié braqué sur la fille. « Tout te rappelle ta sœur », m’a-t-il balancé.