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L’épisode du tigre nous a coûté une demi-journée, et il y en a eu d’autres, trop, trop de villes rouges et de villes grises. À Dunkirk, nous avons sorti une famille d’un immeuble en feu alors que le centre-ville était en plein naufrage, mais nous n’avions nulle part où les emmener, aucun moyen de leur offrir la moindre assistance. Nous les avons laissés sur les marches de la caserne des pompiers.

Le crachin tombe toujours, morne et froid. Fin de matinée. Le chien décrit des cercles angoissés parmi les arbres, la terre, les amas de feuilles jaunes. Je tiens la fille endormie contre moi dans mes bras comme une jeune mariée, et je commence à retourner vers le commissariat. Cortez passe devant en faisant tournoyer sa hachette pour dégager le passage. Houdini nous suit en boitillant.

5

Nous l’appelions Police House parce que c’était le nom que lui avaient choisi les enfants : une grosse maison isolée en pleine campagne, dans l’ouest du Massachusetts, non loin d’un point sur la carte appelé Furman. Un groupe de flics, de flics à la retraite avec leurs enfants et amis, s’était réuni là-bas pour vivre les derniers jours dans une relative sécurité, en compagnie d’individus partageant leur état d’esprit. C’est là que je vivais, avec Trish McConnell et ses gamins, plus une poignée de vieux amis et de nouvelles connaissances, avant de me lancer à la recherche de ma sœur.

Parmi les résidents de Police House, au dernier étage, il y a une vieille dame à la peau dure, aux cheveux gris coupés court, nommée Elda Burdell, aussi appelée l’Oiseau de nuit, ou simplement l’Oiseau. Burdell a pris sa retraite au grade de sergent inspecteur deux ans avant mon arrivée dans les forces de l’ordre ; à la maison, elle a rapidement endossé les rôles de doyenne officieuse et de sage en résidence. Ce n’est pas le chef, mais une personne qui passe son temps au grenier, assise dans son fauteuil, à boire de la Pabst Blue Ribbon prélevée dans le stock de bière avec lequel elle est arrivée, en distribuant avis et sages conseils sur à peu près tout. Les gosses lui demandent quelles baies ils peuvent manger sans s’empoisonner. Les agents Capshaw et Katz s’en sont remis à elle pour arbitrer un pari portant sur les meilleurs leurres pour attraper des truites dans le petit torrent qui court à quelques centaines de mètres de la maison.

Tard dans la journée du 23 août, le lendemain de l’aller-retour éclair à Concord au cours duquel j’avais vu Abigail, j’ai effectué la longue ascension jusqu’au grenier pour discuter avec elle de quelques points liés à mon projet de départ.

L’Oiseau de nuit me propose une Pabst, que je décline, et nous évoquons rapidement les préparatifs nécessaires, puis elle me regarde avec un demi-sourire alors que je m’attarde à la porte, un pied dedans, un pied dehors. « Autre chose qui te tracasse, mon gars ? »

J’hésite en me lissant la moustache ; je me sens ridicule. « Euh… J’aurais bien aimé votre point de vue sur un truc.

— Vas-y, dégaine. »

Elle se penche en avant, les mains serrées entre les genoux, et je me lance, en résumant le plus possible : le savant rebelle anciennement rattaché à la force spatiale, l’arme nucléaire censée attendre quelque part au Royaume-Uni, la déflagration à distance.

L’Oiseau de nuit lève deux doigts, prend une petite gorgée à sa canette de bière, et me dit : « Je t’arrête tout de suite. Tu vas me demander si cette histoire de déflagration à distance est plausible.

— Vous en avez entendu parler ?

— Ah, la la, si tu savais. J’ai tout entendu. » Elle pose sa Pabst et me tend une paume épaisse. « Passe-moi ça, tu veux bien ? Le classeur rouge, là. »

Il s’avère que l’officier Burdell a mené une étude sur les divers scénarios ; une collection de toutes les théories, des plus sérieuses aux délires les plus extravagants et contre-enquêtes nébuleuses, toutes les idées loufoques présentées comme susceptibles de sauver le monde.

« La déflagration à distance, mon gars, elle est dans le top 10 des fantasmes. Dans le top 5, peut-être. Je veux dire, bon, on a quoi ? Les fantasmes de tirer ou pousser le truc, les fantasmes autour du facteur gravité, les fantasmes autour d’un effet Yarkovsky amélioré. » Elle ouvre le classeur à une page en particulier, contemple avec amusement une longue colonne de chiffres. « L’effet Yarkovsky amélioré, ça fait bander les gens. Ça doit être le nom à coucher dehors. Mais ça ne marche pas. Ils n’ont jamais réussi à calculer ces histoires de champ magnétique. »

Je hoche la tête, d’accord. Le volet scientifique me barbe, je veux un oui ou un non. Je veux des réponses. « Bon mais la… la déflagration à distance ? »

L’Oiseau de nuit s’éclaircit la gorge, me regarde une seconde en inclinant la tête : elle n’aime pas qu’on la presse. « Oui. Pareil. Il faudrait un étalonnage et il faudrait du matos. L’étalonnage, peut-être, ce type des forces spatiales a peut-être de bons chiffres, ça se peut qu’il ait calculé la vélocité optimale et tout ça, mais le matos, personne ne l’a. Il faudrait un système de lancement hautement spécialisé, construit spécialement pour. Conçu pile-poil par rapport à la résistance du matériau, sa porosité, sa vélocité. Il y aurait peut-être une chance pour que quelqu’un fabrique le bon lanceur, fasse les bons calculs, si cette saloperie était encore à deux ans d’ici. À dix ans de distance, on pourrait la dévier assez pour qu’elle nous rate en arrivant dans les parages. » L’Oiseau se penche en avant dans son fauteuil. « Mais tu me dis que quelqu’un croit pouvoir lancer une déflagration à distance maintenant ? » Elle consulte sa montre, secoue la tête. « C’est dans quoi… un mois ? Un mois et demi ?

— Quarante-deux jours. Alors vous me dites qu’il n’y a aucune chance ?

— Non. Écoute-moi, mon gars. Je te dis qu’il y en a encore moins que ça. Il y a moins de zéro chance. »

Je l’ai poliment remerciée pour tout, et je suis descendu terminer mes préparatifs.

* * *

« Tu sais, je m’en veux de dire ça… mais c’est un beau brin de fille », lâche Cortez en se roulant soigneusement une cigarette.

Je lui lance un regard outré. Rien, dans son ton de voix ni dans son expression salace, n’indique qu’il s’en veuille de dire cela. Il m’asticote, voilà ce qu’il fait, en me disant précisément ce qui me dérangera le plus. D’autres avant lui se sont déjà fait un plaisir de me taquiner de la sorte : mes vieux copains les inspecteurs McGully et Culverson. Nico aussi, bien sûr. Je pige. Je sais quelle impression je fais aux gens.

« Je dis ça, je dis rien », ajoute Cortez. Il allume sa clope et tire dessus, longuement, avec satisfaction, tout en reluquant ouvertement le corps de la fille, d’un œil de connaisseur. Je ne réponds pas : je ne veux pas lui donner la satisfaction d’une réplique amusée, d’un léger « ha ha » ni même d’un soupir choqué d’homme intègre. Je boude, chasse la fumée de sa cigarette pour en protéger la jeune femme inconsciente, et il l’écrase par terre.

« Ah, mon cher Palace, dit-il en se levant et en bâillant. Tu vas me manquer quand je serai au paradis sans toi. »

Je suis assis sur le siège de WC, à côté de la fille, que nous avons allongée sur le mince matelas nu, les mains le long du corps. Le lit est tout près des barreaux, dans la cellule de détention, avec les toilettes, l’évier et le miroir. Cortez, lui, se trouve de l’autre côté des barreaux, du côté des gentils, dans l’étroit espace entre la cellule et la porte qui donne sur le couloir. Il n’y a que là que j’ai trouvé un crochet au plafond pour y suspendre la poche de solution saline, et donc c’est là qu’elle est fixée : du bon côté de la pièce, le fluide stérile coulant goutte à goutte dans un tube souple qui passe entre les barreaux pour rejoindre le bras de la fille. Lorsque nous sommes partis de Police House, l’Oiseau de nuit m’a préparé un kit de soins d’urgence : des rouleaux de gaze, des boîtes d’aspirine, des flacons d’eau oxygénée, plus trois litres de sérum physiologique dans deux poches d’un litre et demi, et un kit de perfusion. Quand je lui ai fait valoir que je ne savais absolument pas comment m’en servir, elle m’a rétorqué que je n’avais qu’à lire le mode d’emploi. Que cela s’administrait pratiquement tout seul.