La série
01 : Angélique, marquise des anges 1
02 : Angélique, marquise des anges 2
03 : Le chemin de Versailles 1
04 : Le chemin de Versailles 2
05 : Angélique et le roi 1
06 : Angélique et le roi 2
07 : Indomptable Angélique 1
08 : Indomptable Angélique 2
09 : Angélique se révolte 1
10 : Angélique se révolte 2
11 : Angélique et son amour 1
12 : Angélique et son amour 2
13 : Angélique et le Nouveau Monde 1
14 : Angélique et le Nouveau Monde 2
15 : La tentation d'Angélique 1
16 : La tentation d'Angélique 2
17 : Angélique et la démone 1
18 : Angélique et la démone 2
19 : Angélique et le complot des ombres
20 : Angélique à Québec 1
21 : Angélique à Québec 2
22 : Angélique à Québec 3
23 : La route de l'espoir 1
24 : La route de l'espoir 2
25 : La victoire d'Angélique 1
26 : La victoire d'Angélique 2
Première partie
Le départ
Chapitre 1
Le carrosse du lieutenant-adjoint de police M. Desgrez franchit la porte cochère de son hôtel particulier et tourna avec lenteur, tanguant sur les gros pavés de la rue de la Commanderie, faubourg Saint-Germain. C'était un équipage sans luxe mais cossu, bois sombre ouvragé, suffisamment de galons d'or aux rideaux des portières, souvent tirés, deux chevaux pie, un cocher, un valet, enfin l'équipage classique d'un magistrat de bon renom, plus riche qu'il ne veut paraître, et auquel son voisinage ne reprochait que de n'être pas marié. Un bel homme, fréquentant la meilleure société, comme lui, se devait d'avoir à ses côtés une de ces filles de grands bourgeois, discrètes, capables, vertueuses, que des mères revêches et des pères tyranniques fabriquaient dans l'ombre de ces mêmes demeures du faubourg Saint-Germain. Mais l'aimable et caustique M. Desgrez ne semblait pas pressé et trop de femmes voyantes et de personnages suspects se mêlaient au seuil de son hôtel avec les visiteurs les plus huppés des hauts noms du royaume.
Le carrosse grinça un peu en franchissant le ruisseau creusé au milieu de la rue, et les chevaux battirent des quatre fers tandis que le cocher les ramenait dans le sens de la rue. Les nombreux passants qui baguenaudaient encore dans la pénombre étouffante de ce soir d'été, s'écrasaient docilement contre le mur.
À ce moment, une femme qui portait un masque et qui semblait attendre s'approcha de la voiture et profitant de ce que celle-ci tournait lentement se pencha par la vitre demeurée grande ouverte à cause de la chaleur.
– Maître Desgrez, fit-elle avec enjouement, me permettrez-vous de monter à vos côtés et de vous demander quelques instants d'entretien ?
Le policier, qui était plongé dans une profonde méditation sur le résultat d'une récente enquête, sursauta et son visage revêtit aussitôt l'expression de la plus grande colère. Il n'avait pas besoin de prier l'inconnue d'ôter son masque pour reconnaître Angélique.
– Vous ? grogna-t-il furieux. Est-ce que vous ne savez pas le français par hasard ? Ne vous ai-je pas dit que je ne voulais plus vous voir ?
– Oui, je sais, mais c'est pour quelque chose de très, TRÈS important et vous seul pouvez m'aider, Desgrez. J'ai hésité, j'ai réfléchi, mais j'en suis toujours revenue à cela : Il n'y a que vous qui puissiez m'aider.
– Je vous ai dit que je ne voulais plus vous voir ! répéta Desgrez, les dents serrées, avec une violence qui lui était peu habituelle.
Cynique et dur, il contrôlait toujours ses premières impulsions. Mais là, subitement, il ne se possédait plus.
Angélique ne s'était pas attendue à cette explosion. Elle savait qu'il commencerait par la renvoyer car elle rompait par cette démarche une quasi-promesse de ne plus l'importuner. Mais à la réflexion elle s'était dit que ce qu'elle avait appris du Roi était assez exceptionnel pour qu'elle n'eût pas à ménager le cœur d'un policier coriace, fût-il amoureux. Elle avait trop besoin de lui. Cependant elle ne s'était pas étonnée lorsque se présentant chez lui elle s'était vue par deux fois avertir que M. le lieutenant-adjoint n'était pas là et qu'il y avait peu de chances qu'il fût chez lui la prochaine fois qu'elle viendrait. Aussi avait-elle guetté l'instant propice pour lui parler directement, bien persuadée qu'il finirait par l'écouter, qu'il finirait par lui céder.
– C'est très important, Desgrez, supplia-t-elle à mi-voix, mon mari est vivant...
– Je vous ai dit que je ne voulais plus vous voir, répéta Desgrez pour la troisième fois, vous avez assez d'amis pour s'occuper de vous et de votre mari vivant ou mort. Et maintenant lâchez cette portière, les chevaux vont s'ébranler.
– Non, je ne la lâcherai pas, fit Angélique outrée, vos chevaux me traîneront sur le pavé, mais il faudra bien que vous finissiez par m'écouter.
– Lâchez cette portière !
La voix de Desgrez fut mauvaise et coupante. Il prit sa canne près de lui et assena un coup violent du pommeau ouvragé sur les doigts crispés d'Angélique. La jeune femme poussa un cri et lâcha prise. Le carrosse prit aussitôt de la vitesse. Angélique était tombée à demi à genoux. Un marchand d'eau qui avait suivi la scène dit, goguenard, en la regardant épousseter sa jupe :
– C'est pas pour ce soir, ma belle, faut te faire une raison. Que veux-tu, on ne peut pas toujours pêcher le gros poisson. Pourtant on dit que celui-là est sensible aux jolies filles, et dame !... faut reconnaître que t'avais des chances. T'as mal choisi ton moment, voilà tout. Veux-tu un gobelet d'eau pour te remettre ? Le temps est à l'orage, le gosier est sec. Mon eau est pure et saine. Six sols pour un gobelet.
Angélique s'éloigna sans répondre. Elle était profondément ulcérée par l'inqualifiable attitude de Desgrez, sa déception se muait en tristesse. L'égoïsme des hommes dépasse, se dit-elle, ce qu'on peut imaginer. C'est entendu, celui-ci désirait se préserver des tourments de l'amour en la vouant à l'oubli total, mais n'aurait-il pu faire un petit effort, une fois encore, alors qu'elle se trouvait, elle, si désemparée, ne sachant vers qui se tourner, à quelle solution se résoudre ? Desgrez seul pouvait l'aider. Il l'avait connue à l'époque du procès de Peyrac et y avait été intimement mêlé. Il était policier et sa tournure d'esprit particulière saurait dégager la réalité des chimères, poser les hypothèses, découvrir le point de départ d'une enquête et, qui sait ? peut-être avait-il, lui aussi, quelque connaissance personnelle sur l'extraordinaire histoire. Il savait tant de choses secrètes et enfouies. Il les conservait bien classées dans les limbes de sa mémoire ou déposées sous forme de papiers, de rapports, dans des coffres et des cassettes. Et puis, sans se l'avouer, elle avait besoin de Desgrez pour échapper au poids terrible de son secret. Ne plus se sentir seule avec ses espoirs insensés, ses joies tremblantes que le coup de vent glacial du doute rabattait comme une flamme vacillante. Parler avec lui du passé, de l'avenir, ce gouffre inconnu où veillait maintenant pour elle peut-être le bonheur :
« Tu sais bien qu'il y a quelque chose qui t'attend là-bas, au fond de ta vie... Tu ne vas pas y renoncer... »