– C'est un hasard si j'ai pu relâcher aujourd'hui, expliquait-il. En fait je dois repartir dans deux jours pour Candie. Mais les avaries causées par une tempête et la mauvaise santé de l'équipage m'ont obligé à faire voile sur Marseille. Puisque vous voici, je vous invite tous. Nous avons deux jours pour faire bombance.
Un bruit sec semblable à un coup de pistolet, fit sursauter la compagnie. Un des gardes-chiourme de la galère, claquant son fouet, invitait la foule à s'écarter.
– Éloignons-nous, mes mignonnes, dit M. de Vivonne, posant une main benoîte gantée de peau blanche sur les épaules des jeunes femmes. Les forçats vont descendre. J'ai autorisé une cinquantaine d'entre eux à se rendre jusqu'à leur campement de la calanque du Rocher pour y enterrer un des leurs qui a eu la sottise d'expirer alors que nous entrions dans le port. C'est d'ailleurs ce qui nous a retardés. Mon second proposait, et je l'approuvais, qu'on jetât aussitôt le corps à la mer comme il est coutume lorsque la galère est au large. Mais l'aumônier s'y est opposé. Il a dit qu'il n'aurait pas le temps de réciter les prières et les cérémonies d'usage, qu'on ne pouvait traiter un chrétien comme un chien crevé, bref qu'il voulait l'enterrer. J'ai cédé parce que nous étions près du port et aussi parce que j'ai appris à l'usage que ce petit père lazariste finissait toujours par l'emporter. Rien, ni la persuasion, ni la force, ne le font plier quand il a une idée dans la tête. Venez donc. Je veux de ce pas vous emmener chez le glacier Scevola, déguster des sorbets aux pistaches et boire un café turc.
Ils s'éloignèrent tandis que l'argousin, au pied de la passerelle, continuait à claquer du fouet. Il ressemblait à ces belluaires qui, à l'entrée des cages ouvertes, hâtent la sortie des fauves sur le sable des arènes.
Derrière la rambarde dorée, montaient des bruits terribles, traînements de chaînes et voix rauques.
Il y eut un murmure lorsque les premiers forçats parurent au sommet de la passerelle, dressant leurs silhouettes rouges appesanties par de longues chaînes. Ils les tenaient ramenées sur l'épaule ou à bout de bras, afin que leur poids à terre n'alourdît pas leur marche précaire. L'un derrière l'autre, ils franchirent la planche que l'on avait jetée du navire au quai. Ils étaient enchaînés par quatre. Des loques sales, nouées autour de la cheville qui portait l'anneau, tentaient de protéger les chairs, mais souvent ces loques étaient tachées de sang. Des hommes et des femmes se signèrent sur leur passage. Ils allaient pieds nus, grattant leur vermine, l'œil bas. Leurs vêtements, une chemise et un pantalon de laine rouge noués d'une grosse ceinture, blanche à l'origine, étaient trempés d'eau de mer et dégageaient une puanteur insupportable. La plupart portaient la barbe. Un bonnet de laine rouge, enfoncé jusqu'aux sourcils coiffait leur chevelure inculte. Pour certains ce bonnet était vert. C'était les « perpétuels ».
Les premiers passèrent indifférents. D'autres offrirent le spectacle qu'on attendait. L'œil allumé, ils interpellaient les femmes avec des grossièretés, ébauchaient des gestes obscènes. Un « perpétuel » prit à partie un bourgeois placide qui n'avait à ses yeux que le tort de ne pas être à sa place.
– Ça t'amuse, hein ? Enflé, barrique à vin !
Un garde-chiourme se précipita le fouet haut et la mèche de chanvre cingla la peau blafarde, déjà marquée d'ecchymoses et de plaies. Des femmes poussèrent des cris apitoyés. Cependant un nouveau groupe apparut où chacun tenait son bonnet à la main. Les lèvres des forçats remuaient et l'on reconnut le bourdonnement des prières. Un silence solennel gagna la foule. Deux galériens descendirent, portant un corps enveloppé d'une grosse toile à voiles. Derrière eux suivait l'aumônier dont la soutane noire tranchait sur cette assemblée de loques rouges.
Angélique le regarda avidement. Elle n'était pas certaine de le reconnaître. Il y avait dix années qu'elle ne l'avait rencontré et la scène avait eu lieu dans des circonstances qui troublaient ses souvenirs.
Déjà le misérable troupeau s'éloignait, les chaînes sur les pavés. Angélique tira Flipot par la manche.
– Tu vas suivre ce prêtre, le révérend père Antoine. C'est son nom. Dès que tu pourras l'aborder, tu lui diras... Écoute bien. Tu lui diras : Mme de Peyrac est ici, à Marseille, et désire vous rencontrer à l'auberge de la Corne-d'Or.
Chapitre 6
– Entrez, mon père, dit Angélique.
L'ecclésiastique hésitait sur le seuil de la chambre où se tenait cette grande dame, dans ses vêtements d'une coûteuse simplicité. Il était visiblement embarrassé de ses gros souliers et de sa soutane verdâtre, dont les manches étriquées découvraient ses poignets rougis et gercés par le sel marin.
– Pardonnez-moi de vous recevoir ainsi dans ma chambre, expliqua la jeune femme. Je suis ici en secret et ne voudrais pas être reconnue.
Le prêtre fit signe qu'il comprenait et que ces détails lui étaient indifférents. Il accepta de s'asseoir sur un escabeau. Maintenant, elle le reconnaissait, tel qu'elle l'avait vu assis, un soir, devant l'âtre du bourreau de Paris, avec ses épaules un peu voûtées, cet air de grillon transi et ce brusque éclat de ses yeux charbonneux lorsqu'il relevait les paupières. Elle prit place sur un siège en face de lui.
– Vous souvenez-vous de moi ? demanda-t-elle. Un fugitif sourire étira les lèvres sévères du père Antoine.
– Je me souviens.
Il l'examinait avec attention, comparant la femme qu'il avait devant lui avec la silhouette hagarde, déformée, presque folle qu'il avait vue errer, un crépuscule d'hiver, près des restes d'un bûcher dont le vent avivait les dernières braises.
– Vous attendiez un enfant alors, dit-il avec douceur. Qu'en est-il advenu ?
– Ce fut un garçon, dit-elle. Il est né la nuit même. Il est né... et déjà, il est mort. À l'âge de neuf ans.
Frappée par ce rappel du petit Cantor, elle se tourna vers la fenêtre. « La Méditerranée l'a pris », songea-t-elle.
Le soir tombait. Des cris, des chants, des appels montaient des ruelles où Turcs, Espagnols, Grecs, Arabes, Napolitains, Nègres et Anglais se mettaient à vivre tandis que s'ouvraient les lupanars et les tavernes.
Une guitare préluda non loin et une voix d'homme s'éleva, chaude et vibrante. Mais malgré ces rumeurs la mer demeurait présente et au pied de la ville on l'entendait bourdonner comme un essaim.
Le père Antoine regardait, méditait.
Cette femme, dans sa beauté éclatante, n'avait guère de parenté avec la jeune créature désespérée dont il avait gardé le souvenir. On la sentait sûre d'elle, avertie et dans une certaine mesure redoutable. Une fois de plus, il s'effarait de l'empreinte de la vie sur les êtres. Il ne l'aurait pas reconnue et aurait eu de la peine à admettre son identité, sans l'expression douloureuse qu'elle avait eue quand il avait parlé de l'enfant. Elle ramena son regard vers lui et le petit aumônier croisa les mains sur ses genoux, comme pour se préparer à la lutte. Il craignait soudain de parler. Elle le forcerait à tout dire et cela le chargerait d'une grande responsabilité.
– Mon père, dit Angélique, je n'ai jamais su – et aujourd'hui je désire le savoir – quels avaient été les derniers mots de mon mari sur le bûcher... Sur le bûcher, insista-t-elle. Au dernier moment. Lorsqu'il était déjà lié au poteau. Qu'a-t-il dit ?
Le prêtre haussa les sourcils.
– Voici un vœu bien tardif, madame, protesta-t-il. Pardonnez à ma mémoire de ne point se souvenir. Les années ont passé et depuis, hélas, j'ai assisté combien d'autres condamnés. Croyez-moi. Je suis incapable de vous renseigner avec précision.