– Eh bien ! moi, je le puis. Il n'a rien dit. Il n'a rien dit parce qu'il était déjà mort. C'était un mort qu'on a lié au poteau. Un autre mort. Et mon mari, vivant, était entraîné par un souterrain, tandis qu'aux yeux de la foule, le feu accomplissait la sentence dont il avait été injustement frappé. Le Roi m'a tout avoué.
Elle guettait de la part du prêtre un geste de surprise, une protestation. Mais il demeura impassible.
– Vous le saviez, n'est-ce pas ? dit-elle dans un souffle. Vous l'avez toujours su ?
– Non, pas toujours. La substitution s'est effectuée si habilement que sur le moment je n'ai pas eu le moindre soupçon... On l'avait coiffé d'une cagoule. C'est plus tard...
– Plus tard... Où ? Quand ? Par QUI avez-vous su ?
Elle se penchait haletante, les yeux ardents.
– Vous l'avez vu, n'est-ce pas, fit-elle dans un souffle, vous l'avez vu... après le bûcher ?
Il la fixa gravement. Maintenant il la reconnaissait. Elle n'avait pas changé.
– Oui, fit-il. OUI, JE L'AI VU. Écoutez-moi.
Alors il fit son récit bouleversant.
*****
C'était à Paris, en ce mois de février 1661 qui s'achevait. Était-ce la même nuit glacée où le moine Bécher était mort « sous les vexations des démons » en criant : « Pardon, Peyrac !... »
Le père Antoine était à la chapelle, en prières. Un frère convers était venu lui dire qu'un pauvre insistait pour le voir. Un pauvre qui avait glissé une pièce d'or dans la main du frère convers. Et celui-ci n'avait pas osé le mettre à la porte. Le père Antoine s'était rendu au parloir. Le pauvre était là, appuyé sur une grossière béquille, et son ombre dégingandée, presque difforme, se projetait sur les murs de chaux à La lueur de la lampe à huile. Ses habits étaient convenables. Il portait un masque d'acier noir. Il avait ôté son masque et le père Antoine était tombé à genoux, suppliant le Ciel de le délivrer de visions horribles, car il avait devant lui un fantôme, le fantôme du sorcier qu'il avait vu brûler lui-même en Place de Grève. Le fantôme souriait, moqueur. Il avait essayé de parler, mais de sa bouche ne sortaient que des sons rauques et inintelligibles. Soudain le fantôme avait disparu. Le père Antoine avait mis un peu de temps avant de s'apercevoir que le malheureux venait simplement de perdre connaissance et gisait à ses pieds sur les dalles. Alors, poussé par la charité, il avait calmé sa peur et s'était penché sur le revenant. Il était bien vivant, quoique à demi moribond. Il n'avait plus de force. Son corps était d'une maigreur squelettique. Mais sa musette pesante contenait une surprenante fortune de louis d'or et de bijoux.
De longs jours, le revenant était demeuré entre la vie et la mort. Le père Antoine, partageant son secret avec le supérieur de la Communauté, le soignait.
– Il était arrivé au dernier degré de l'épuisement. On ne pouvait imaginer que ce corps torturé par le bourreau eût pu fournir un tel effort. Écartelée par le chevalet, l'une de ses jambes, celle qui était infirme, portait d'horribles plaies sous le genou et à la hanche. Il les gardait ouvertes depuis près d'un mois, marchant sans relâche. Une telle volonté fait honneur à l'espèce humaine, Madame !
À l'humble aumônier des prisons, le comte de Peyrac, jadis si puissant, disait « Vous êtes désormais mon seul ami ! »
C'était au petit prêtre qu'il avait songé lorsque, ayant rassemblé ses dernières forces pour retourner dans son hôtel du Beautreillis, il s'était senti mourir de faiblesse. Être revenu de si loin pour mourir au bord de la réussite ! Il avait quitté l'hôtel par une porte dérobée du jardin dont il avait la clé. Il s'était traîné dans Paris jusqu'à la maison des Lazaristes, où il savait trouver le père Antoine.
Maintenant, il fallait préparer sa fuite. Le comte ne pouvait demeurer en France. À l'époque, le révérend père Antoine était sur le point de partir pour Marseille, accompagnant une chaîne de galériens. Là-bas se trouvait son nouveau poste de charité. Joffrey de Peyrac avait eu une idée géniale. Se mêler à la chaîne des forçats pour descendre vers Marseille. Il y avait retrouvé son Maure nommé Kouassi-Ba. Le révérend père Antoine dans ses hardes cachait l'or et les bijoux. Il les lui avait restitués en arrivant. Peu après, le comte de Peyrac et son Maure disparaissaient au cours d'une évasion spectaculaire dans une barque de pêche.
– Et vous ne les avez jamais revus ?
– Jamais.
– Vous ignorez absolument ce que le comte de Peyrac a pu devenir après son évasion ?
– Je l'ignore.
Elle l'interrogeait encore des yeux. Presque timidement elle hasarda :
– N'êtes-vous venu à Paris il y a quelques années vous informer de mon sort ?... Qui vous envoyait ?...
– Je vois que vous êtes au courant de ma visite à l'avocat Desgrez.
– Lui-même m'en a informée.
Elle attendait, suspendue à ses lèvres, et comme il se taisait, elle insista :
– Qui vous envoyait ?
L'aumônier poussa un soupir.
– Je ne l'ai jamais su, en vérité. C'était il y a quelques années, j'étais à Marseille où je m'occupais plus particulièrement du lazaret des galériens. Je reçus la visite d'un marchand arabe comme il en va et vient fréquemment dans ce grand port. Il me fit part, en grand secret, qu'« on » désirait savoir ce qu'était devenue la comtesse de Peyrac. On me priait de me rendre dans la capitale du roi de France. Un avocat nommé Desgrez pourrait peut-être me renseigner, ainsi que quelques autres personnes, dont on me remettait les noms. En échange de mes services je reçus une bourse contenant une somme considérable. J'acceptai, en songeant à mes pauvres forçats, mais j'insistai en vain auprès du messager pour avoir de plus amples renseignements sur celui qui l'envoyait. Il me montra seulement une bague d'or sertissant une topaze, que je reconnus pour être l'un des bijoux du comte de Peyrac. J'allai à Paris accomplir ma mission.
« J'y appris que Mme de Peyrac était devenue la femme d'un maréchal, le marquis du Plessis-Bellière. Elle était fort riche et bien en Cour, ainsi que ses fils.
– Sans doute avez-vous été horrifié d'apprendre cette nouvelle. J'étais mariée à un autre alors que mon premier mari était encore vivant ! Peut-être votre conscience ecclésiastique sera-t-elle rassurée d'apprendre que le Maréchal a été tué au siège de Dole et que je me suis considérée désormais comme deux fois veuve.
Le père Antoine ne se formalisa pas de son amertume. Il eut même un léger sourire pour dire qu'il avait connu bien des situations étranges, mais qu'il fallait constater que la Providence menait Angélique par des sentiers fort tortueux. Il la plaignait profondément.
– Je suis donc revenu à Marseille, et lorsque le marchand s'est présenté à nouveau, je lui ai fait part des renseignements obtenus. Depuis, je n'en ai plus entendu parler. C'est tout ce que je sais, madame, vraiment tout.
Dans le cœur d'Angélique, les sentiments se combattaient : regrets, remords, désolation.
« IL a voulu savoir ce que j'étais devenue ».
– Cet Arabe, dit-elle, que saviez-vous de lui ? D'où venait-il ? Vous rappelez-vous son nom ?...
Les sourcils de l'aumônier se fronçaient sous l'effort.
– J'essaie en vain, depuis quelques instants, de rechercher tous les détails à son sujet. Il s'appelait Mohamed Raki, mais ce n'était pas un marchand d'Arabie. Je l'ai remarqué à ses vêtements. Les marchands arabes de la Mer Rouge ont tendance à s'habiller comme les Turcs. Ceux de Barbarie portent d'amples manteaux de laine appelés burnous. Celui-ci était du Royaume d'Alger ou du Royaume de Maroko. Mais je n'en sais pas plus et c'est trop peu. Il me souvient cependant d'avoir causé avec lui d'un de ses oncles, dont le nom me revient, maintenant très précis : Ali Mektoub. C'était à propos d'un esclave barbaresque que j'avais connu aux galères et que cet oncle, qui est fort riche, avait racheté. Ali Mektoub avait un commerce fort prospère de perles, d'éponges et de toutes sortes de pacotilles. Il résidait à Candie et il doit toujours y résider. Peut-être lui, pourrait-il donner des renseignements sur son neveu Mohamed Raki.