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Les commères de la Canebière y tricotaient en attendant le retour des pêcheurs et les marchands y étalaient leurs marchandises.

Angélique avait mal aux pieds. Elle sentait aussi qu'elle avait attrapé un coup de soleil sur le front. Elle regarda avec envie les femmes qui cachaient sous l'auvent d'une vaste capeline de paille brodée, de beaux visages grecs aux yeux bovins, aux lèvres gourmandes et dédaigneuses. Avec des mines d'impératrice, elles offraient aux passants œillets ou coquillages, comblant de tendresse et de chaude affection ceux qui répondaient à leur invite et vouant au pire destin ceux qui ne s'arrêtaient pas devant leur étal.

– Achetez-moi cette merlue, insista l'une d'elles s'adressant à Angélique, c'est la dernière du panier. Elle est brillante comme un bel écu !...

– Je ne saurais qu'en faire.

– Vous la mangerez, té ! Qu'est-ce qu'on fait d'une merlue ?...

– Je suis loin de chez moi et n'ai rien pour l'emporter.

– Mettez-la dans votre estomac. Elle ne vous encombrera pas.

– La manger toute crue ?...

– Faites-la griller sur le brasero des pères capucins... Voici un brin de thym pour lui mettre dans le ventre pendant qu'elle mijotera.

– Je n'ai pas d'assiette.

– Prenez un galet de la plage.

– Ni de fourchette.

– Ce que vous êtes compliquée, ma pôvre !... À quoi ils vous servent vos jolis doigts ?

Pour s'en débarrasser Angélique finit par acheter le poisson. Le tenant par le bout de la queue, Flipot se dirigea vers l'angle du quai, où trois pères capucins avaient une sorte de cuisine en plein air. D'une grande marmite ils tiraient de la soupe au poisson qu'ils distribuaient aux pauvres et vendaient pour quelques sols aux mariniers le droit de faire cuire leurs repas sur deux braseros. L'odeur des grillades et de la bouillabaisse était alléchante et Angélique reconnut qu'elle avait faim. Les soucis avaient tendance à s'amenuiser lorsqu'on prenait le temps de se mêler à la vie du port de Marseille. C'était l'heure où les citadins, et jusqu'aux bourgeois les plus rancis, descendaient vers le rivage pour y goûter cette atmosphère unique au monde.

Non loin d'Angélique une dame aux grands atours descendit d'une chaise à porteurs, suivie d'un garçonnet qui aussitôt jeta des regards d'envie aux garnements qui faisaient des cabrioles sur des ballots de coton.

– Puis-je aussi sauter avec eux, ma mère ? supplia-t-il.

– Non, vous n'y songez pas, Anasthase, protesta la dame indignée. Ce sont des petits va-nu-pieds.

– Ils ont bien de la chance, dit l'enfant boudeur.

Angélique le considéra avec indulgence. Elle pensait à Florimond et Cantor. Elle aussi, elle avait couvé des canards.

Ce n'est pas sans peine qu'elle avait réussi à convaincre Florimond de ne pas la suivre. Elle n'y était parvenue qu'en le persuadant que son absence durerait à peine trois semaines, peut-être deux avec de la chance. Le temps de se rendre en carrosse public jusqu'à Lyon, de descendre le Rhône par le coche d'eau, de rencontrer l'aumônier des galériens et de revenir, Angélique aurait peut-être la possibilité de réintégrer Paris et son hôtel sans que son absence ait été soupçonnée de la police du Roi. « Le meilleur tour que je vous aurais jamais joué, monsieur Desgrez », se disait-elle. Elle revivait avec certains battements de cœur son évasion romanesque. Florimond ne lui avait pas menti. Le souterrain était fort praticable. Les voûtes moyenâgeuses, restaurées par une main qui avait la pratique des galeries minières, résisteraient encore longtemps aux ravages de l'humidité. Florimond avait guidé sa mère jusqu'à la petite chapelle abandonnée du Bois de Vincennes qui, elle, tombait en ruine. Mme du Plessis-Bellière se dit qu'à son retour elle s'occuperait de la restaurer. Elle aussi désormais, comme le vieux Pascalou, songeait que tout devrait être en état pour le retour du maître. Mais pourquoi, depuis tant d'années, n'était-il pas encore revenu ? Ce n'est pas sans émotion qu'elle avait embrassé son fils, alors que l'aube pointait dans la forêt. Qu'il était courageux et comme elle était fière qu'il sût garder un secret ! Elle le lui avait dit avant de le quitter. Elle surveilla la trappe qui se refermait lentement sur la tête bouclée. Florimond avant de laisser retomber la dalle lui adressa un clin d'œil entendu. Tout cela était pour lui un jeu qui le grisait et le gonflait d'importance. Ensuite Angélique s'était rendue à pied, suivie de Flipot qui portait son sac, jusqu'au prochain village, où elle avait loué une carriole qui l'avait menée jusqu'à Nogent. Là, elle avait pris le carrosse public.

*****

Elle était parvenue à son but : Marseille. Voici qu'une seconde étape s'ébauchait : Candie. La conversation avec l'aumônier avait suggéré une nouvelle piste, mais combien difficile et fragile...

En somme le prochain maillon de la chaîne, c'était un orfèvre arabe, dont le neveu avait été le dernier homme à voir Joffrey de Peyrac vivant. Retrouver l'orfèvre à Candie posait déjà des problèmes : aiderait-il à retrouver le neveu ? Mais Angélique se disait que Candie était un heureux présage. C'était cette île de la Méditerranée dont elle avait sollicité et acheté la charge de Consul de France. Cependant, elle ne savait pas dans quelle mesure elle pourrait utiliser ce titre, puisqu'elle commettait en ce moment une grave infraction envers le Roi. Pour cette raison, et pour beaucoup d'autres, elle pensait qu'il lui fallait quitter Marseille au plus vite et éviter surtout de rencontrer les gens de sa caste.

*****

Flipot ne revenait pas. Fallait-il tout ce temps pour faire griller un poisson ? Elle chercha son jeune valet des yeux et l'aperçut en conversation avec un homme en redingote brune qui paraissait lui poser des questions. Flipot semblait embarrassé. Portant à plat sur la main le poisson grillé et fumant, il sautait d'un pied sur l'autre et sa mimique expliquait sans fard qu'il se brûlait cruellement. Mais l'homme ne semblait pas pressé de le laisser aller. Enfin, après un hochement de tête dubitatif, il s'écarta et se perdit dans la foule. Angélique vit Flipot filer exactement dans la direction opposée à celle où elle se trouvait. Puis, un peu plus tard, il reparut se faufilant avec toutes sortes de ruses, comme pour l'éviter tout en attirant son attention. Angélique se leva et le rejoignit dans une ruelle sombre où il se dissimulait derrière le contrefort d'un porche.

– Qu'est-ce que tout cela signifie ? Qui était cet homme qui te parlait tout à l'heure ?

– J'en sais rien... Au début, je me suis pas méfié... V'là votre poisson, Madame la marquise. L'en reste plus beaucoup, j'lai fait tomber deux ou trois fois tant j'étais secoué.

– Que t'a-t-il demandé ?

– Qui j'étais ? D'où je venais ? Chez qui j'étais en service. Là, j'ai dit : « J'sais pas. »

« Allons, allons, tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas le nom de ta patronne ? » Rien qu'à sa façon de vous mettre en tort j'ai compris à qui j'avais affaire : la police. Je répétais :

« Ben, non, j'sais pas... » Il a cessé de faire l'aimable. « Ça ne serait pas la marquise du Plessis-Bellière, par hasard ?... Dans quelle auberge est-elle descendue ?... » Qu'est-ce que vous vouliez que je réponde, moi ?...

– Qu'as-tu répondu ?

– J'ai donné un nom comme ça au hasard, le nom d'une auberge, le Cheval Blanc, qui se trouve à l'autre bout de la ville.

– Viens vite.

Tout en se hâtant parmi les ruelles montantes, Angélique essayait de comprendre. La police s'intéressait à elle ? Pourquoi ? Fallait-il croire que sa fuite avait été immédiatement décelée par Desgrez et que celui-ci avait envoyé des sbires à sa poursuite ?... Tout à coup, elle crut comprendre. M. de Vivonne l'avait aperçue dans la foule l'autre jour alors qu'il descendait de la coupée. Sur le moment, il n'avait pu mettre un nom sur ce visage de femme qui ne lui était pas inconnu puis, s'en étant souvenu, il chargeait ses larbins de la retrouver. Par curiosité ? Par amabilité ? Par esprit de courtisanerie envers le Roi ?... De toute façon, elle ne tenait pas à le voir, mais l'intérêt de Vivonne n'était pas inquiétant. Il était trop souvent en campagne loin de la Cour, pour suivre toutes les nuances des intrigues et en était resté à Mme du Plessis-Bellière, future maîtresse royale. Elle se rassura. C'était cela, sans aucun doute... À moins que cet homme ne fût envoyé par l'aumônier des galériens, qui, seul, la savait à Marseille ? Peut-être avait-il quelque renseignement à lui communiquer au sujet d'Ali Mektoub ou de Mohammed Raki ?... Mais alors il aurait envoyé cet ami à l'auberge de la Corne-d'Or puisqu'il savait où elle était descendue...