Elle arriva à l'auberge en nage et le cœur battant de façon désordonnée.
– Vous mettre dans un tel état, ce n'est pas raisonnable, s'exclama la patronne du lieu. Ah ! ces dames de Paris, ça ne sait que courir. Venez par là. Je vous ai préparé une ratatouille d'aubergines et de tomates avec juste ce qu'il faut de piment et d'ail que vous m'en direz des nouvelles.
La bourse bien garnie d'Angélique lui inspirait pour cette jeune femme solitaire des sentiments quasi maternels et une considération pleine de complicité. Elle ne se trompait pas à la pauvreté de son équipage. Elle avait tout de suite vu que c'était une grande dame, habituée à être servie par une troupe de larbins, mais qui ne voulait pas se faire remarquer. Vaï ! on sait ce que c'est que l'amour !...
– Venez par ici, lui dit-elle. Dans un coin bien tranquille près de la fenêtre. Vous serez seule à cette petite table et mes clients n'auront le droit de vous reluquer que de loin... Qu'est-ce que je vous donne à boire ?... Un petit vin rosé du Var ?
Les formes réjouies de Dame Corinne éclataient dans un corsage de satinette rouge, jupe vert pomme et tablier noir brodé. Les cheveux d'un noir d'encre, frisés et huilés sous sa coiffe plate, se mêlaient à deux longs pendentifs de corail des deux côtés de son visage rond dont le teint demeurait miraculeusement blanc et pur. Elle déposait devant Angélique un gobelet d'étain et une cruche de terre vernissée embuée de fraîcheur. Angélique releva les yeux et aperçut du seuil de la petite salle Flipot qui lui faisait des signes véhéments. Il profita de ce que Dame Corinne tournait le dos pour bondir jusqu'à sa maîtresse et souffler :
– Il vient !... Le mauvais !... Le grimaud !... Le plus mauvais de tous.
Elle jeta un regard vers la fenêtre. Montant la ruelle d'un pas tranquille, sanglé dans une redingote de soie prune, une canne à pommeau d'argent entre ses mains qu'il tenait croisées derrière son dos, d'un air de promeneur, maître François Desgrez se dirigeait vers l'auberge.
Chapitre 7
Le premier réflexe d'Angélique fut de repousser sa chaise, de franchir d'un saut les deux marches qui la séparaient de la grande salle et traversant celle-ci comme un éclair, de se ruer vers l'escalier de bois qui menait aux étages.
– Suis-moi, dit-elle à Flipot.
La Marseillaise levait les bras au ciel.
– Madame, que se passe-t-il ? Et votre ratatouille ?
– Venez, intima Angélique, venez vite avec moi dans ma chambre. J'ai à vous parler.
L'expression de son visage et sa voix étaient si impérieuses que l'aubergiste se hâta, renonçant à demander sur-le-champ d'autres explications. Angélique l'attira dans la chambre. Elle lui tenait le poignet et enfonçait ses ongles sans y prendre garde, dans les chairs grasses.
– Écoutez ! Il y a un homme qui va entrer à l'auberge tout à l'heure. Il porte une redingote violette et une canne à pommeau d'argent.
– C'est peut-être celui qui vous a fait porter un message ce matin.
– Que voulez-vous dire ?
Dame Corinne plongea dans son corsage pour en retirer une missive de gros parchemin.
– C'est un gamin qui est venu pour vous remettre cela peu avant que vous rentriez.
Angélique lui arracha le billet et le déplia. C'était un mot du père Antoine. Il lui disait avoir reçu la visite de l'ex-avocat Desgrez qu'il avait eu l'honneur de rencontrer à Paris en 1666. Il n'avait pas cru devoir lui cacher la présence de Mme du Plessis à Marseille ni son adresse. Cependant il l'en informait.
La jeune femme chiffonna le pli, désormais inutile.
– Le billet n'a plus d'intérêt pour moi. Écoutez bien, Dame Corinne. Si l'homme en question vous parle de moi, vous ne me connaissez pas, vous ne m'avez jamais vue. Dès qu'il sera parti, venez me prévenir. Tenez, voici pour vous.
Elle lui fourrait dans les mains trois pièces d'or. Trop impressionnée pour trouver d'autres réponses Dame Corinne cligna de son œil de braise d'un air entendu et sortit avec des précautions de conspirateur.
Angélique se mit à aller et venir fébrilement, en se mordillant les doigts. Flipot la regardait, inquiet.
– Range mes affaires, lui dit-elle, ferme mon sac. Tiens-toi prêt.
Desgrez avait fait vite. Mais elle n'allait pas se laisser reprendre, ni conduire au Roi, enchaînée comme une esclave. Elle n'avait plus devant elle que la mer. La nuit descendait et, ainsi que la veille, des guitares et des voix provençales commençaient à chanter l'amour au sein des crevasses noires que creusaient les ruelles parmi les maisons étagées jusqu'au port.
Angélique échapperait à Desgrez et au Roi. La mer l'emmènerait. Elle finit par se tenir immobile au coin de la fenêtre guettant les bruits de l'auberge. On frappa doucement.
– Vous n'avez même pas allumé, chuchota la grosse femme en se glissant dans la chambre.
Elle battit le briquet, fit jaillir la lumière.
– Il est toujours là, reprit-elle. Il n'en démord pas. Oh ! c'est un homme très poli, très bien, mais il a une façon de vous regarder ! Oh ! je ne me laisse pas impressionner, allez.
« Comme si je ne savais pas qui j'ai dans ma maison que je lui ai dit. Une dame comme vous me la décrivez, je m'en serais aperçue si elle était chez moi ! Des yeux verts, des cheveux comme ci et comme ça, et tout, et tout. Puisque je vous dis que je n'ai même pas vu le bout de son nez... » Il a fini par me croire ou par faire semblant. Il a demandé à souper. Ce qui semblait l'intriguer, c'était la petite salle où je vous avais préparé le couvert. Il y est allé rôder. Il avait l'air de chercher quelque chose avec son long nez.
« Mon parfum », songea Angélique.
Desgrez avait su reconnaître son parfum, ce mélange de verveine et de romarin que lui préparait à son usage spécial l'alambic d'un grand parfumeur du faubourg Saint-Honoré. Ce parfum champêtre, qui s'alliait si bien à son charme de belle plante, Desgrez l'avait respiré sur sa peau même, sur ce corps qu'elle lui avait permis de baiser et d'étreindre. Ah ! maudite soit la vie qui vous livre à des individus de cette espèce !
– Et avec ça, un œil du diable, poursuivit la commère. Tout de suite il a repéré les pièces d'or que vous m'aviez données et que je tenais encore dans le creux de ma main. « Oh ! Oh ! Vous avez des clients bien généreux, la mère... » Je n'étais pas à mon aise... C'est votre mari, cet homme-là, madame ?
– Non, protesta Angélique avec un sursaut.
La Marseillaise hocha la tête à plusieurs reprises. « Je vois ce que c'est », fit-elle. Puis elle tendit l'oreille.
– Qui est-ce qui vient par là ? Ce n'est pas le pas d'un de mes clients. Je les connais tous.
Elle entrebâilla la porte et la referma précipitamment.
– Il est dans le couloir... Il ouvre les portes des chambres. Les poings sur les hanches elle s'indigna.
– Ce toupet ! Je vais lui montrer de quel bois je me chauffe a cet argousin.