Puis elle se ravisa.
– Oui-dà ! Et après, ça risque de tourner au vinaigre. Je les connais, les gens de la police. On peut commencer par leur tenir tête mais ça vient toujours le moment où on se met à pleurnicher dans son mouchoir en poussant des soupirs.
Angélique avait saisi son sac.
– Dame Corinne, il faut que je sorte d'ici... Il le faut... Je n'ai rien fait de mal. Elle lui tendait à nouveau une bourse pleine d'or.
– Venez par ici, chuchota l'aubergiste.
Elle l'entraîna sur le petit balcon et déplaça l'une des grilles sur le côté.
– Sautez ! Sautez ! Oui, sur le toit du voisin. Ne regardez pas en bas. Là. Maintenant, sur la gauche, vous trouvez une échelle. Quand vous serez dans le fond de la cour, vous frapperez. Vous direz à Mario-lé-Sicilien que c'est moi qui vous envoie et qu'il vous conduise chez Santi-le-Corse. Non, ce n'est pas assez loin. Jusque chez Juanito ; puis au quartier levantin... Je vais m'occuper de ce curieux pour vous donner le temps. Elle ajouta quelques souhaits en provençal, se signa et rentra dans la chambre.
*****
Une fuite qui ressemblait à une partie de chat-perché ou de cligne-musette. Angélique et Flipot, sans avoir le temps de reprendre souffle, franchirent des portes qui donnaient sur le ciel, plongèrent dans des puits qui se révélèrent des jardins, traversèrent des maisons où des familles soupaient benoîtement sans lever l'œil de leur assiette à leur passage, descendirent des escaliers, ressortirent d'un aqueduc romain pour contourner un temple grec, écartèrent des centaines de chemises rosés ou bleues qui séchaient au travers des rues, glissèrent sur des épluchures de pastèques, des débris de poissons, furent hélés, assourdis de cris d'appel, de chansons, d'invites dans toutes les langues de Babel, pour se retrouver haletants, sous l'égide d'un Espagnol aux abords du quartier levantin. C'était loin, disait-il, fort loin de tout ce qui pouvait ressembler à l'auberge de la Corne-d'Or. La dame voulait-elle aller plus loin encore ? L'Espagnol et Santi-le-Corse la regardaient curieusement. Elle s'essuya le front avec son mouchoir. La lueur rouge estompée d'un crépuscule long à s'éteindre luttait, vers l'Occident, avec les lumières de la ville. Une musique au rythme étrange et monotone s'échappait des portes closes et des jalousies de bois qui cachaient les cafétérias. Là, les portefaix, les marchands arabes ou turcs retrouvaient des divans moelleux, le narguilé et le noir breuvage que l'on boit sur les rives du Bosphore dans de petites tasses d'argent. Un parfum inconnu se mêlait à de lourds relents de friture et d'ail.
– Je veux aller à l'Amirauté, dit Angélique, chez M. de Vivonne. Pouvez-vous m'y conduire ?
Les deux guides secouèrent leur chevelure d'ébène et les anneaux d'or qui garnissaient leur oreille droite. Le quartier de l'Amirauté leur semblait certes plus dangereux que le labyrinthe puant où ils avaient conduit Angélique. Cependant comme elle avait été généreuse à leur égard, ils lui donnèrent d'abondantes explications sur la route à suivre.
– As-tu compris ? demanda-t-elle à Flipot.
Le garçon secoua négativement la tête. Il était transi de peur. Il ne connaissait pas les règles de cette matterie bariolée qui régnait à Marseille et qu'il devinait prompte au couteau. Si sa maîtresse était attaquée, comment ferait-il pour la défendre ?
– Ne crains rien, dit-elle.
La vieille cité phocéenne ne lui semblait pas hostile. Desgrez ne pouvait y être maître comme au cœur de Paris.
La nuit était maintenant venue mais la transparence du ciel nocturne projetait sur la ville une lueur bleutée et parfois l'on devinait l'apparition d'un vestige antique, une colonne brisée, une arche romaine, ruines parmi lesquelles des gamins à demi nus jouaient en silence comme des chats.
*****
L'élégante demeure, très éclairée, apparut enfin au tournant. Fiacres et carrosses ne cessaient d'arriver et par les fenêtres ouvertes s'échappaient des accords de luths et de violons.
Angélique s'arrêta, hésitante. Elle tapota les plis de sa robe se demandant si elle était présentable. Un homme à la silhouette râblée se détacha d'un groupe. C'était bien vers elle qu'il venait, comme si elle était attendue. Elle le voyait à contrejour et ne pouvait distinguer sa physionomie. Parvenu près d'elle, il la regarda avec attention, puis ôta son chapeau.
– Madame du Plessis-Bellière, n'est-ce pas ? Oui, sans aucun doute. Permettez-moi de me présenter : Carroulet, magistrat à Marseille. Je suis un très bon ami de M. de La Reynie et celui-ci m'a écrit à votre sujet, désirant vous faciliter votre séjour dans notre ville...
Angélique le fixait d'un œil impavide. Il avait un visage débonnaire de bon papa avec une grosse verrue au coin du nez. Sa voix était tout onction.
– J'ai vu aussi son lieutenant-adjoint, M. Desgrez, arrivé ici hier matin. Pensant que vous auriez peut-être l'intention de saluer M. le duc de Vivonne dont il sait qu'il est un de vos amis, il m'a chargé de vous attendre aux abords de son hôtel, afin qu'aucun malentendu regrettable...
Subitement ce n'était plus la peur, mais la rage qui habitait le cœur d'Angélique. Ainsi Desgrez lui jetait aux trousses tous les policiers de la ville et jusqu'au sieur Carroulet, lieutenant-criminel de Marseille, fort connu pour sa poigne énergique sous d'aimables apparences.
Elle dit brusquement :
– Je ne comprends rien à ce que vous racontez, monsieur.
– Hum !... fit-il, indulgent. Voyons, madame, votre signalement est assez précis...
Un carrosse fonçait sur eux. Le chef de la police marseillaise eut un mouvement pour se reculer vers le mur. Angélique au contraire se jeta littéralement sous les pieds des chevaux et profitant de ce que le cocher retenait l'attelage, elle se mêla aux groupes qui pénétraient dans l'hôtel du duc de Vivonne. Des valets de pied, porteurs de torches, éclairaient les escaliers menant au vestibule. Elle monta d'un pas assuré, mêlée à d'autres invités. Flipot était sur ses talons, avec son sac en main. Angélique se glissa dans la pénombre du grand escalier, avec la discrétion d'une dame qui vient de sentir céder sa jarretière.
– Sauve-toi où tu pourras, souffla-t-elle au petit valet. Dissimule-toi dans les communs, n'importe où, mais ne te fais pas remarquer. Je te donne rendez-vous demain matin au port pour le départ de l'escadre royale. Essaie de t'informer de l'heure et du lieu de ce départ. Si tu n'es pas là, je partirai sans toi. Voici de l'argent.
Elle sortit de sa cachette et du même pas assuré monta l'un des escaliers de marbre qui menaient aux étages.
Ceux-ci étaient déserts, car les domestiques se pressaient dans les salons et les cours, au rez-de-chaussée.
À peine avait-elle atteint le premier palier que le policier qu'elle avait semé tout à l'heure se présentait à son tour. La curiosité d'Angélique fut plus vive que sa panique et penchée par-dessus la balustrade elle le guetta, sûre qu'il ne pouvait l'apercevoir car elle était dans l'ombre. Le sieur Carroulet n'avait pas l'air content. Il aborda un domestique auquel il posa de nombreuses questions. L'homme secouait la tête négativement. Il s'éloigna et peu après le duc de Vivonne parut, riant encore de quelque plaisanterie. Le lieutenant de police le salua avec embarras. L'amiral de la flotte royale était un personnage considérable. La bienveillance du Roi était sur lui et nul n'ignorait que sa sœur était la maîtresse en titre du Roi. Comme c'était, par-dessus le marché, un garçon fort susceptible, le manier n'était pas facile.
– Qu'est-ce que vous me racontez là ? s'exclama Vivonne de sa voix de stentor, Mme du Plessis-Bellière... parmi mes invités ? Allez donc la chercher dans le lit du Roi... si j'en crois les dernières rumeurs venues de Versailles...
Le sieur Carroulet devait insister, expliquer. Vivonne s'impatienta.