L'interruption désarçonna le jeune amiral qui bredouilla avant de retrouver le fil de son discours.
– Qu'importe !... Hum !... Quoi qu'il en soit, je vous ai toujours considérée comme une femme avisée, ayant sa tête sur les épaules ; et à mon grand regret je dois m'apercevoir que vous n'avez guère plus de cervelle que ces jeunes personnes qui parlent avant d'agir et agissent avant de penser.
– Telle la jolie brune qui nous a quittés tout à l'heure. J'aurais voulu m'expliquer avec votre charmante maîtresse. Furieuse, elle va répandre le bruit que je suis ici.
– Elle ignore votre nom.
– Elle aura tôt fait de me décrire et les indésirables reconnaîtront mon signalement. Emmenez-moi à Candie.
Le duc de Vivonne se sentit la gorge sèche. Les yeux d'Angélique lui donnaient le vertige. Sa vue se brouillait légèrement. Il alla à son secrétaire pour se verser un second verre.
– Jamais ! fit-il enfin répondant à sa dernière supplique. Je suis un homme sensé, prudent... En me faisant le complice de votre fuite – ce qui se saura tôt ou tard – j'encourrais la colère du Roi.
– Et la reconnaissance de votre sœur ?
– Ma disgrâce est certaine.
– Vous mésestimez le pouvoir d'Athénaïs, mon cher. Pourtant vous la connaissez mieux que moi. Elle demeure seule en face du Roi qui a pour elle... un goût très prononcé. Elle a su le séduire par mille habitudes dont il ne s'est point encore départi. Ne la croyez-vous pas assez forte et assez habile pour reprendre l'avantage et réparer hardiment ce que j'ai pu quelque peu détruire ces temps derniers, je le reconnais ?
Vivonne les sourcils froncés, essayait de réfléchir.
– Ouais ! fit-il.
Et il dut voir passer la vision de l'éblouissante Mortemart, entendre l'écho de son rire mordant et de sa voix inimitable, car il se rasséréna.
– Ouais, répéta-t-il. On peut compter sur elle.
Il hocha la tête à plusieurs reprises.
– Mais vous, fit-il. Vous, madame...
Il la surveillait à la dérobée. À chacun des regards anxieux qu'il lui jetait elle le voyait prendre conscience de sa présence, chez lui, à cette heure, d'une femme qui avait été l'une des parures de Versailles, convoitée par le Roi. Il en détaillait la perfection avec une sorte d'étonnement comme s'il la voyait pour la première fois. C'était exact. Elle avait une peau unique, plus dorée que la plupart des blondes, ses prunelles étaient vertes et d'un vert clair près du noir intense de la pupille. À Versailles, il l'avait vue comme une idole dans ses robes de Cour, qui faisait blêmir de rage la Montespan.
Dans ce déshabillé aux plis souples, elle était terriblement femme et vivante. Pour la première fois de sa vie il pensa au Roi en se disant : « Pauvre homme ! S'il est vrai qu'elle s'est refusée à lui... »
Angélique laissait le silence s'appesantir entre eux. C'était assez amusant de tenir un Mortemart en suspens. Une aubaine dont bien peu auraient pu se vanter. La verve et le caractère explosif de la famille n'avaient jamais semblé en défaut. On était obligé de les haïr... ou de les adorer, et jusqu'à l'aînée, abbesse de Fontevrault, d'une beauté de madone entre ses guimpes et ses sombres voiles, qui fascinait le Roi et ravissait les courtisans, sans qu'elle n'en cessât pour autant d'être une âme de feu, lisant en latin tous les Pères de l'Église et menant son couvent et ses nonnes subjuguées sur les chemins de la vertu la plus haute. Vivonne était, à l'image de ses sœurs riches des qualités les meilleures et des pires défauts, fantasque et désinvolte, frisant tantôt la muflerie, tantôt l'extrême gentillesse, tantôt la folie, tantôt le génie... Il finissait par en imposer et de même qu'une espèce d'amitié – celle de la foudre et de l'aimant – avait attiré Angélique vers Athénaïs, de même elle avait toujours accordé au duc de Vivonne une préférence amusée. Parmi les autres gentilshommes attachés aux pas du maître et vivant de ses subsides, il lui paraissait d'un métal plus noble. Elle le regarda en souriant toujours de son sourire secret qui le désarçonnait et se dit qu'au fond elle aimait ces Mortemart terriblement avides et fous et beaux. Elle leva lentement un bras pour y poser sa tête rejetée en arrière et laissa glisser vers le jeune homme un regard moqueur.
– Et moi ? répéta-t-elle.
– Oui, vous, madame ! Vous êtes une femme étrange ! N'avez-vous pas reconnu que vous aviez lutté pour évincer ma sœur ?... Et voici que vous vous effacez, que vous souhaitez même lui redonner la partie belle... Quel but poursuivez-vous ? Quel avantage pouvez-vous retirer de cette comédie ?
– Aucun. Plutôt des ennuis.
– Alors ?
– N'ai-je pas le droit comme toute femme d'avoir mes caprices ?
– Certes !... Mais, choisissez vos victimes. Avec le Roi cela peut vous mener loin.
Angélique fit la moue.
– Que voulez-vous ? Est-ce ma faute si je n'ai point de goût pour ces hommes trop fermés, d'humeur susceptible, qui savent peu rire et qui apportent dans l'intimité un manque de raffinement proche de la grossièreté ?
– De qui parlez-vous ?
– Du Roi.
– Eh bien ! vous vous permettez de le juger d'une façon qui...
Vivonne était très offusqué.
– Mon cher, lorsqu'il s'agit d'alcôve, accordez-nous le droit de juger en femme et non en sujette.
– Toutes ces dames ne raisonnent pas – heureusement – comme vous.
– Libre à elles de subir et de s'ennuyer. En la matière je pardonne tout sauf cela. Titres, faveurs, honneurs ne m'ont pas paru d'un poids assez lourd pour compenser ce genre de servitude et de contrainte. Je laisse bien volontiers les uns et les autres à Athénaïs.
– Vous êtes... terrible !
– Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute si j'ai toujours préféré les garçons rieurs, pleins d'entrain... comme vous par exemple. De ces galants gentilshommes qui ont le temps de s'occuper des femmes. Foin de ces gens pressés qui foncent en aveugles vers le but. J'aime ceux qui savent marauder les fleurs du chemin.
Le duc de Vivonne détourna les yeux et bougonna.
– Je vois ce que c'est. Vous avez un amant qui vous attend à Candie, un petit enseigne à la belle moustache qui ne sait rien faire d'autre que peloter les filles.
– Grande est votre erreur. Je n'ai jamais été à Candie et personne ne m'y attend.
– Alors pourquoi voulez-vous partir vers cette île de pirates ?
– Je vous l'ai déjà dit. J'y ai des affaires. Et l'idée m'a paru excellente pour me faire oublier du Roi.
– Il ne vous oubliera pas ! Croyez-vous que vous êtes de ces femmes qu'on oublie facilement ? demanda Vivonne dont la gorge parut se serrer étrangement.
– Il m'oubliera, vous dis-je. Loin des yeux, loin du cœur. N'êtes-vous pas ainsi, vous les hommes ? Il retrouvera avec plaisir sa Montespan, son solide et inépuisable festin, et se félicitera de trouver avec elle toujours... table mise. Ce n'est pas un homme compliqué, ni sentimental.
Le duc de Vivonne ne put s'empêcher de pouffer.
– Que vous êtes mauvaises entre vous, les femmes !
– Croyez-moi, le Roi vous saura gré, s'il connaît votre rôle, de l'avoir aidé à se déprendre d'une passion sans issue. Il n'aura pas non plus à se conduire en tyran en me faisant jeter au fond d'un cachot. Quand je reviendrai le temps aura passé. Il rira lui-même de sa colère et Athénaïs saura mettre en valeur le service rendu par vous en escamotant l'indésirable.
– Et si le Roi ne vous oublie pas ?
– Eh bien ! il sera temps d'aviser. J'aurai peut-être réfléchi, reconnu mon erreur. La constance du Roi me touchera. Je tomberai dans ses bras, je deviendrai sa favorite, et... je ne vous oublierai pas non plus. Vous voyez qu'en m'accordant votre aide vous ménagez l'avenir et risquez de gagner sur les deux tableaux, monsieur le courtisan.