C'était Desgrez justement qui lui avait dit cela jadis. Et maintenant il venait de la renier méchamment. Elle eut un geste de peine et d'impuissance. Elle marchait vite, car elle avait emprunté à Janine ses jupons courts et sa mante d'été afin de se mêler aisément à la foule et de ne pas se faire remarquer tandis qu'elle attendrait Desgrez devant son hôtel. Elle avait attendu trois heures. Pour quel résultat ! La nuit tombait et les piétons se raréfiaient. En passant sur le Pont-Neuf Angélique se retourna. Elle eut un sursaut désagréable. Les deux hommes qu'elle avait remarqués depuis quelques jours aux abords de son hôtel la suivaient. Coïncidence peut-être ? Mais elle ne voyait pas pourquoi ce badaud au visage rubicond qui s'éternisait à bayer aux corneilles dans les parages du Beautreillis, devait forcément aujourd'hui se promener sur le Pont-Neuf et dans le faubourg Saint-Germain à telle heure de la nuit.
« Un admirateur, sans doute. Mais c'est agaçant. S'il continue son petit manège trois jours de plus je chargerai Malbrant-coup-d'épée de le prévenir discrètement d'aller chercher fortune ailleurs... »
Du côté du Palais de Justice elle trouva une chaise à louer et un porteur de torche. Elle se fit arrêter sur le quai des Célestins, d'où elle n'était qu'à deux pas de la petite porte de son orangerie. Lorsqu'elle fut entrée elle traversa la serre où s'exacerbait le parfum des fruits encore verts pendus en boules nombreuses aux branches des délicats arbustes dans leurs pots d'argent. Elle passa près du puits médiéval, aux chimères de pierre, monta furtivement l'escalier.
Dans son appartement, une lumière veillait près de son secrétaire d'ébène et de nacre. Ce fut là qu'elle vint s'asseoir, avec un soupir de fatigue. D'un coup sec, elle se débarrassa de ses escarpins. Ses pieds nus étaient brûlants. Elle avait perdu l'habitude de marcher dans les ruelles aux pavés inégaux et par la chaleur le cuir grossier des souliers de servante l'avait blessée.
« Je suis moins endurante qu'autrefois. Et pourtant, si je dois voyager dans des conditions difficiles... »
Cette idée de départ la hantait. Elle se voyait sur les routes, pieds nus, pauvre pèlerine de l'amour à la recherche de son bonheur perdu. Partir !... Mais où ? Alors elle s'était penchée plus longuement sur les documents remis par le Roi. Ces quelques feuillets, salis par le temps, marqués de sceaux et de signatures. C'était la seule réalité palpable de l'incroyable révélation. Lorsque l'impression d'avoir rêvé la saisissait, elle les relisait. Elle y apprenait que le sieur Arnaud de Calistère, lieutenant des mousquetaires du roi, avait été chargé par le roi lui-même d'une mission sur laquelle il avait fait serment de garder le plus grand secret. Il nommait les six compagnons choisis pour l'assister, tous mousquetaires aux régiments de Sa Majesté, connus pour leur dévouement au Roi et leur caractère taciturne. Pour obtenir leur silence, on n'aurait pas besoin de leur couper la langue, comme aux temps antiques. Une autre feuille soigneusement rédigée par le sieur de Calistère, indiquait la liste des frais occasionnés par cette mission : 20 livres pour la location du cabaret de la Vigne Bleue au matin de l'exécution. 30 livres pour le secret qui fut demandé au patron de ce cabaret, maître Gilbert. 10 livres pour l'achat d'un cadavre à la morgue destiné à être brûlé à la place du condamné. 20 livres pour le silence qui fut demandé aux deux garçons qui livrèrent le corps. 50 livres pour le bourreau et le prix du secret qui lui fut demandé. 10 livres pour le batelot à foin couvert d'une barge, qui fut loué afin de transporter le prisonnier du port de Saint-Landry jusqu'au-dehors de Paris. 10 livres pour le secret qui fut demandé aux bateliers. 5 livres pour les chiens qui furent loués afin de rechercher le prisonnier après son évasion... (Ici le cœur d'Angélique se mettait à battre follement). 10 livres pour le silence qui fut demandé aux fermiers qui avaient loué leurs chiens et aidé à draguer le fleuve.
Total : 165 livres.
Angélique écartait les chiffres du minutieux Arnaud de Calistère et se penchait sur le rapport que celui-ci avait rédigé d'une plume anxieuse :
...« Vers la minuit, en aval de Nanterre, la barge qui nous transportait avec le prisonnier fit halte et se fixa à la berge. Chacun de nous prit un peu de repos ; je laissai une sentinelle près du prisonnier. Celui-ci, depuis le moment où nous l'avions reçu des mains du bourreau, n'avait pas donné signe de vie. Nous avions dû le porter le long du souterrain qui menait de la cave de la Vigne-Bleue au port. Depuis il gisait sous la barge, respirant à peine... »
Elle imagina le grand corps torturé, déjà enveloppé dans la robe blanche des condamnés comme dans un linceul.
« Avant de sacrifier au sommeil, je m'étais informé de ses besoins. Il n'avait pas paru m'entendre. »
En fait le sieur de Calistère, tandis qu'il se roulait dans son manteau pour « sacrifier au sommeil », s'attendait à retrouver le lendemain son prisonnier plutôt mort que vivant. Or, il ne l'avait plus retrouvé du tout !
Et Angélique éclatait de rire. Joffrey de Peyrac vaincu, mourant, mort, c'était une image qui lui avait toujours paru fausse, incongrue. Elle ne parvenait pas à le « voir » ainsi. Elle le voyait plutôt tel qu'il avait dû demeurer jusqu'au bout, son esprit aux aguets veillant dans son corps épuisé, tout son instinct tendu à refuser la mort, décidé à jouer la partie sans faiblesse jusqu'au dernier instant. Un miracle de volonté. Mais tel qu'elle l'avait connu, il était bien capable de cela et de plus encore. Au matin, on n'avait retrouvé dans le foin que l'empreinte de son corps. La sentinelle avait dû avouer piteusement que, veillant un moribond, elle ne s'était pas crue obligée à une vigilance extrême et, ma foi, la fatigue aidant, elle aussi avait sacrifié à la déesse du sommeil.
« La disparition du prisonnier n'en demeure pas moins inexplicable. Comment cet homme, qui n'avait plus la force d'ouvrir les yeux, a-t-il pu se glisser hors du bateau sans attirer notre attention ? Et qu'a-t-il pu devenir ensuite ? S'il a pu se traîner jusqu'à la berge, dans son état, à demi nu, il lui était impossible d'aller bien loin sans se faire reconnaître. »
Ils avaient entrepris aussitôt des recherches et, ayant alerté des paysans, leur avaient réclamé le secours de leurs chiens. Ceux-ci avaient longtemps rôdé sur la rive. On en concluait que le prisonnier après avoir, par un effort surhumain, réussi à se glisser hors de la péniche, avait été emporté par le courant. Trop faible pour lutter, il s'était noyé. Cependant, un paysan étant venu plus tard se plaindre que sa barque, à l'attache, lui avait été volée cette nuit-là, le Lieutenant des mousquetaires n'avait pas voulu négliger ce nouvel indice. La barque avait été retrouvée près de Porcheville. On avait ratissé la région. On avait interrogé les gens du pays, leur demandant s'ils n'avaient pas rencontré un homme maigre, boiteux, errant ? Quelques réponses affirmatives avaient mené les mousquetaires jusqu'à un petit couvent blotti dans les peupliers, où le père abbé avait reconnu qu'il avait hébergé trois jours auparavant un de ces lépreux errants comme on en trouvait encore dans les campagnes : un pauvre hère couvert de plaies et cachant son visage sans doute trop hideux derrière un linge crasseux. Cet homme était-il grand ? Boitait-il ? Oui... peut-être ? Les souvenirs des moines restaient vagues. S'exprimait-il d'une manière choisie, en des termes peu habituels pour un vagabond ? Non. L'homme était muet. Il poussait de temps en temps des cris rauques comme le font les lépreux. Le père abbé lui avait parlé de l'obligation qu'il avait de le conduire à la prochaine léproserie. L'homme ne s'était pas rebiffé. Il était monté dans la carriole du frère convers mais avait trouvé le moyen de lui fausser compagnie. Comme on traversait un bois, on perdait sa trace. On le retrouvait du côté de Saint-Denis, aux abords de Paris. Était-ce le même lépreux ou un autre ? Toujours est-il que par les soins d'Arnaud de Calistère, possesseur de pouvoirs extraordinaires remis par le Roi, toute la police de Paris avait été alertée. Pendant les trois semaines qui suivirent la disparition du prisonnier dont était chargé le Lieutenant, les portes de Paris ne laissèrent pas une carriole pénétrer dans la ville sans l'avoir fouillée de fond en comble, ni entrer un piéton ou un cavalier sans lui avoir mesuré les deux jambes et examiné chaque trait de son visage.