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– Non, dit Vivonne, qui s'assombrit. Ma femme et moi vivons séparés et nous ne nous voyons plus depuis que cette vipère a essayé de m'empoisonner l'an passé afin de me remplacer par son amant.

– C'est exact, je me souviens. On en a parlé à la Cour. Elle rit sans charité.

– Pauvre cher ! Quelle mésaventure !

– J'ai été malade comme une bête.

– Il n'en reste rien, fit-elle gentiment, en lui caressant la joue pour le dérider. Ces robes appartiennent donc à vos maîtresses, aussi variées que nombreuses s'il faut en croire la rumeur. J'aurais tort de m'en plaindre. Je vais trouver ce qu'il me faut.

Elle rit encore. Les ébats de l'amour avaient laissé sur son corps une fragrance pimentée, et lorsqu'elle passa devant lui il tendit d'instinct les bras afin de la saisir et la ramener contre sa poitrine.

Mais elle se dégagea en riant.

– Non, monseigneur. Nous sommes pressés. Nous nous rattraperons plus tard.

– Aïe ! fit-il avec une grimace, je ne sais si tu te rends compte de l'inconfort d'une galère.

– Bah ! Nous trouverons bien l'occasion de nous embrasser par-ci, par-là. N'y a-t-il pas d'escales en Méditerranée ? Des îles avec des criques d'eau bleue et des plages de sable doux ?...

Il poussa de profonds soupirs.

– Tais-toi. Tu me fais perdre la tête.

En sifflotant, il enfila ses bas de soie, sa culotte de satin bleu et vint sur le seuil de la salle de bains. Elle avait versé l'eau d'un pichet de cuivre dans la cuve de marbre et s'aspergeait, procédant rapidement à ses ablutions.

– Permets-moi au moins de te regarder, implora-t-il.

Elle lui jeta par-dessus son épaule mouillée un coup d'œil indulgent.

– Comme tu es jeune !

– Guère plus que toi, j'imagine. Je croirais même volontiers que je te précède de trois ou quatre années. Si mes souvenirs sont exacts, lorsque je t'ai vue pour la première fois c'était... oui j'en suis certain, à l'entrée du Roi dans Paris. Tu avais la fraîcheur acide et effarée de tes vingt ans... J'en comptais vingt-quatre alors et je me prenais pour un garçon d'expérience. Je commence à peine à comprendre que je ne sais rien.

– Mais moi, j'ai vieilli plus vite, fit Angélique légèrement. Je suis très vieille... J'ai cent ans !

Le Turc à la face de pain d'épices sous son turban vert apporta un plateau de cuivre où fumaient deux minuscules tasses emplies d'un breuvage noir. Angélique reconnut la mixture qu'elle avait bue avec l'ambassadeur persan Bachtiari-bey et dont le parfum imprégnait le quartier levantin de Marseille. Elle y trempa à peine les lèvres, rebutée par sa saveur âcre. Vivonne s'en fit verser coup sur coup plusieurs tasses puis demanda si l'on était prêt à partir. Angélique se sentit reprise par la panique. Et si les policiers rôdaient à sa recherche, dans la ville encore endormie...

Par bonheur, l'hôtel de l'amiral de la flotte donnait directement sur les bâtiments de l'arsenal. En traversant les cours on pouvait accéder au môle d'embarquement. Les galères attendaient plus loin, en rade. Un canot blanc et or traversait le port, venant vers le môle. Angélique le regarda s'avancer en défaillant d'impatience. Les pavés de Marseille lui brûlaient les pieds. À chaque instant, Desgrez pouvait surgir, rendant vaines ses ruses et détruisant ses espérances. Elle regardait autour d'elle la jetée, les appontements, les bassins, le port et, au-dessus, la ville, enrobée d'une brume légère et qui prenait, avec ses maisons étagées jusqu'à l'église de la colline, des apparences de châsse dorée, immense et ouvragée. Vivonne s'entretenait avec des officiers, tandis que les domestiques jetaient les bagages dans le canot qui venait d'accoster.

– Qui vient là ?

Angélique se retourna. Deux silhouettes émergeaient timidement d'entre les caisses des entrepôts et s'avançaient vers le groupe. La jeune femme eut un soupir de soulagement en reconnaissant Flipot et Savary.

– Voici ma suite, présenta-t-elle. Mon médecin et mon laquais.

– Qu'ils embarquent. Vous aussi, madame.

Il fallut attendre encore, tandis que le canot dansait contre le môle. Il y avait à chercher des cartes qu'il fallait emporter et qu'on avait oubliées. Le port s'éveillait. Des mariniers tirant leurs filets descendaient les échelles pour prendre leurs canots. D'autres quittaient les bateaux à l'ancre pour aller faire chauffer leur repas sur les feux des frères Capucins qui installaient leur chaudière et leur brasero. Une prostituée turque ou grecque se mit à danser parmi ses voiles, levant haut les mains où brillaient ses castagnettes de cuivre. Ce n'était ni l'heure ni le lieu d'appeler les hommes au plaisir... Peut-être dansait-elle pour le jour levant, après sa nuit sordide dans les bas-fonds du quartier oriental. Et c'était bizarre ce grelottement timide et monotone des castagnettes sur le quai presque désert.

Les rames du canot se relevèrent en ruisselant, puis plongèrent, tandis que d'un effort les mariniers enlevaient l'embarcation parmi les résidus de toutes sortes flottant à la surface du bassin. Très vite, il gagna des eaux plus limpides, soulevées de houle, et la Tour Saint-Jean y projeta son reflet qu'avivait le premier éclat du soleil. Angélique jeta un dernier regard derrière elle. Marseille se rétrécissait là-bas. Mais elle crut voir la silhouette d'un homme s'avancer sur le môle. Il était trop loin pour qu'elle pût distinguer ses traits. Cependant elle eut la conviction intime que c'était Desgrez. Trop tard !

« J'ai gagné, M. Desgrez », songea-t-elle avec triomphe.

Deuxième partie

Candie

Chapitre 1

Angélique regardait pensivement les franges d'or des tentures plonger à travers les vagues et jouer avec l'écume du sillage.

Les six galères filaient bon vent. Leurs longs fuseaux élancés aux courbes gracieuses, aux flancs magnifiquement décorés bondissaient sur les flots bleus. Les figurines de bois doré de leurs éperons fendaient allègrement la houle, tandis qu'à la poupe sculptée, on voyait des tritons soufflant dans leurs conques, des amours couronnés de rosés, des sirènes aux seins de Vénus, surgir en ruisselant, éclaboussant le regard de mille feux avant de replonger sous les ondes. Aux mâts, les bannières, les oriflammes et les rubans claquaient joyeusement. Les rideaux du tendelet étaient relevés sur l'arrière et l'air marin, chargé de senteurs de myrtes et de mimosas, venu de la côte proche, embaumait. Le duc de Vivonne avait aménagé à l'orientale, avec des tapis, des divans bas, des coussins, la tente somptueuse, appelée aussi « tabernacle », qui servait de « carré » aux officiers. Angélique y trouvait un certain confort et préférait s'y tenir plutôt que dans l'étroite cabine, humide et sombre, située sous l'entrepont. Ici, le bruit du ressac contre la coque et les lourdes tentures étouffait les gongs obsédants des comités et les injonctions rauques des gardes-chiourme. On aurait pu se croire dans un salon.

À quelques pas d'elle, l'officier en second, M. de Millerand, inspectait la côte à l'aide d'une longue-vue. C'était un très jeune homme, presque imberbe encore, grand et bien bâti. Il avait été élevé dans le culte de la marine royale par son grand-père l'amiral, et, frais émoulu des écoles, respectueux des principes, il n'approuvait pas la présence d'une dame à bord. Sombre, il ne desserrait pas les lèvres, passait d'un air hautain et évitait de se mêler au cercle des officiers qui à certaines heures se réunissaient autour d'Angélique. Moins sévères, les autres membres de l'état-major de l'Amiral se réjouissaient d'une présence qui donnerait du moins quelque piment à la traversée.