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– Ensuite ?

– La galère s'est fendue en deux. Elle s'est enfoncée à une vitesse prodigieuse dans les flots. Les Maures eux-mêmes qui étaient montés à bord ont été projetés à la mer. Les pirates les ont repêchés et nous avons fait de même pour les nôtres qui s'accrochaient encore aux épaves. Mais presque tous les gens de ma maison ont péri : mon aumônier, les chanteurs de ma chapelle, mes quatre maîtres d'hôtel... et ce bel enfant à la voix de rossignol.

Un rayon de lune glissant entre les tentures éclaira Angélique et il vit qu'elle avait les joues luisantes de larmes. Il se dit, avec passion, qu'il aimait la voir pleurer ainsi, elle, si puissante sur le cœur des hommes. Quel était son mystère ? Il se souvenait vaguement d'un scandale, déjà lointain, d'une histoire de sorcier que l'on avait brûlé en Place de Grève.

– Qui était son père ? Celui que ton fils appelait ? demanda-t-il brusquement.

– Un homme disparu depuis très longtemps.

– Mort ?

– Sans soute.

– C'est bizarre, ces presciences de la dernière heure. Même un enfant comprend qu'il va mourir.

Il poussa un profond soupir.

– Je l'aimais bien ce petit page... Tu ne m'en veux pas trop, à cause de lui ?

Angélique eut un geste fataliste.

– Pourquoi vous en voudrais-je, monsieur de Vivonne ? Ce n'est pas votre faute. C'est la faute de la guerre, de la vie... Si cruelle et si folle !

Chapitre 3

Avant de quitter le Spézia, où l'escadre française avait été fort fêtée par un parent du duc de Savoie, Angélique crut noter une recrudescence de précautions. Le fantasque amiral de Vivonne savait, à l'occasion, se montrer un chef de mer prévoyant et minutieux. Et tandis que la seconde galère de sa flotte appareillait déjà, il resta à l'observer du « tabernacle » de La Royale.

– Brossardière, faites-la revenir immédiatement !

– Mais, monseigneur, cela fera le plus déplorable effet sur ces Italiens, qui observent notre belle manœuvre.

– Je me moque de ce que pensent ces mangeurs de pâtes. Ce que je vois et que vous ne paraissez pas remarquer, c'est que La Dauphine est trop chargée à bâbord et que, de plus, son chargement est trop haut placé. Je parie que sa cale est vide et au moindre grain la galère va se retourner...

Le second exposa que c'était à cause des vivres chargés sur le pont. Si on les mettait à la cale, ils moisiraient aussitôt, surtout la farine.

– Je préfère que la farine moisisse, mais que la galère ne se retourne pas, comme cela nous est arrivé dernièrement dans le port de Marseille même. La Brossardière fit exécuter les ordres de son chef. Une autre galère, Fleur de Lys, prenait la mer.

– Brossardière, signalez de renforcer la vogue3 de la mézanie4.

– Impossible, amiral : vous savez bien que ce sont les Maures que nous avons faits prisonniers sur ce petit bateau qui transportait de l'argent camouflé.

– Encore ces complices du Rescator qui nous causent de l'embarras. Et des mauvaises têtes de surcroît. Transmettez que leur comité leur fasse administrer double ration de fouet et qu'on les mette au pain moisi et à l'eau croupie.

– Ils y sont déjà, monseigneur, et le chirurgien dit même que vous auriez dû en débarquer quelques-uns, trop affaiblis.

– Que le chirurgien s'occupe de ses affaires. Jamais je ne débarquerai les hommes du Rescator et vous savez fort bien pourquoi.

Brossardière approuva. Sitôt à terre, qu'ils fussent débarqués mourants ou non, les hommes du Rescator disparaissaient comme par magie. Apparemment, ils jouissaient de complicités, sans doute parce que leur grand maître payait une surprime spéciale à ceux qui parvenaient à libérer ses hommes, qui étaient tous marins de choix, mais qui en captivité montraient une résistance passive dépassant celle des autres captifs.

– ...Et maintenant nous allons faire canal, confirma Vivonne lorsque les six galères se furent éloignées du port.

Angélique demanda ce que cette expression signifiait. C'était prendre la haute mer.

– Ah ! enfin ! Depuis près de dix jours que nous naviguons, je finissais par croire que les galères ne pouvaient que longer les côtes.

– Faites hisser la voile de l'arbre de mestre5, ordonna l'amiral.

L'ordre fut transmis de galère en galère.

Les mariniers manipulaient les cordages et les poulies, les antennes supportant les voiles roulées furent hissées et celles-ci se déployèrent en bombant sous la brise. C'était la première fois qu'Angélique se trouvait en pleine mer. Déjà, à l'arrière, la côte toscane s'était effacée, on ne voyait que la mer et encore la mer de toutes parts. Ce ne fut que vers midi que le quartier-maître cria :

– Terre en vue !

– C'est l'île de Gorgonzola, expliqua le duc de Vivonne à Angélique. Nous allons voir si elle n'abrite pas de pirates.

La flotte française se rangea en demi-cercle, qui se rapprocha pour entourer la petite île rocheuse et aride, hérissée de promontoires qui se découpaient sur un ciel de sombre azur. Mais à part trois barques de pêche génoises et deux toscanes qui déployaient des filets, de concert, pour la chasse au thon, on ne trouva pas trace de pirates. L'île était quasi nue. Quelques chèvres y broutaient de maigres buissons. Vivonne voulut les acheter, le chef des pêcheurs refusa car c'était, disait-il, leur seule réserve de lait et de fromage.

– Dis-leur, ordonna Vivonne à un de ses sous-officiers qui parlait l'italien, qu'ils nous amènent au moins de l'eau douce.

– Ils disent qu'il n'y en a pas !

– Attrapez alors les chèvres.

Les soldats se ruèrent en gambadant sur les rochers et abattirent les bêtes à coups de pistolet. Vivonne convoqua le chef des pêcheurs, qui refusa l'argent. Pris d'un soupçon, l'Amiral fit retourner ses poches et des pièces d'or et d'argent roulèrent sur le pont. Hors de lui, Vivonne fit jeter l'homme à la mer. Celui-ci regagna sa barque à la nage.

– Qu'ils nous disent QUI leur a donné tout cet argent, et nous leur débarquerons quelques fromages et des fiasques de vin en échange de leurs chèvres. Nous ne sommes pas des voleurs. Traduis cela.

Les visages des pêcheurs ne manifestèrent ni surprise ni contrariété. Ils semblèrent à Angélique comme de vieux bois sculpté et enfumé et aussi mystérieux que la Vierge Noire qu'elle avait vue dans le petit sanctuaire de Notre-Dame de la Garde à Marseille.

– Je parie que ces prétendus pêcheurs ne vont à la pêche au thon que pour la façade et qu'ils ne sont là que pour signaler notre passage à l'ennemi qui en tirera des conclusions sur la marche de notre escadre.

– Ils ont pourtant l'air bien inoffensif.

– Je les connais, je les connais, scandait Vivonne en adressant des signes de menace aux pêcheurs impassibles, ce sont des indicateurs au service de tous les bandits des parages. Ces pièces d'argent et d'or sont signées du Rescator.

– Vous voyez des ennemis partout, dit Angélique.

– C'est mon métier de chasse-corsaire.

La Brossardière s'approcha en montrant le coucher de soleil. Ce n'était pas pour le faire admirer mais parce que ce ciel pourpre où se glissaient de longs nuages violets frangés d'or ne lui paraissait pas très « catholique ».

– Dans deux jours nous risquons un fort vent du Sud. Rallions la côte, c'est plus prudent.

– Jamais ! dit Vivonne.

La côte appartenait au duc de Toscane qui, tout en jurant de sa bonne amitié pour la France, abritait à Livourne aussi bien des Anglais que des Hollandais commerçants ou en guerre, mais surtout des Barbaresques. C'est à Livourne que se tenait le plus important marché d'esclaves, après celui de Candie. Si on allait par là, il faudrait faire une grande démonstration navale ou « fermer les yeux ». Et Sa Majesté préférait entretenir de bonnes relations avec les Toscans. Il fallait donc se contenter de la simple police des îles.