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– Je comprends ce que vous voulez dire, monseigneur. Ce n'est pas la manière des Barbaresques d'annoncer leurs pavillons à l'avance et les Maures n'ont jamais utilisé un drapeau blanc aux côtés de leurs emblèmes, le drapeau blanc n'étant employé comme le seul signe de guerre que par les Chrétiens.

– Je n'y comprends rien, dit Vivonne, pensif. Je me demande à quelle sorte d'ennemi nous avons affaire.

Malgré la mer houleuse, les galères s'approchaient en file, à voilure réduite, et commençaient à se grouper en ordre de bataille, mettant le cap sur le rocher marquant l'entrée de la crique.

À ce moment, apparurent deux felouques turques. C'étaient plutôt des barques à voiles, qui avaient toutefois l'avantage de porter le vent en poupe. L'Amiral passa la longue-vue à son second qui, après avoir regardé, la proposa à Angélique. Mais celle-ci se servait déjà de la vieille et très longue lorgnette piquée de vert-de-gris que maître Savary avait extraite de ses bagages.

– Je ne vois rien dans ces barques que des Noirs et quelques méchants mousquets, fit-elle.

– C'est une provocation et une insolence !

Vivonne se décida :

– Chargez La Luronne, la plus légère, de leur donner la chasse et de les couler. Ces imbéciles n'ont même pas d'artillerie !

La Luronne, prévenue par signaux, se lança à la poursuite des deux felouques. Peu après, le canon roula et son grondement se répercuta sur la côte. Angélique passa précipitamment la lorgnette à Savary afin de pouvoir se boucher les oreilles à deux mains. Les deux felouques n'étaient pas touchées et filaient en pleine mer. La Fleur de Lys et La Concorde, qui les tenaient dans leur ligne de tir, excitées par cette proie facile, prirent l'initiative de se dérouter afin de se rapprocher de la cible. Le canon roula encore à plusieurs reprises.

– Touché !

La voile triangulaire d'une des felouques s'était couchée sur les flots. En quelques secondes, la coque et son équipage furent submergés et disparurent. Quelques têtes noires de rescapés s'apercevaient à la crête des vagues. L'autre felouque voulut manœuvrer pour se rapprocher d'eux, mais un tir précis de La Fleur de Lys et de La Concorde l'encadrèrent. Elle dut fuir à nouveau.

– Bravo ! dit l'amiral. Que les trois galères reprennent le cap face à l'entrée !

Les navires, maintenant assez éloignés, entreprirent la manœuvre, non sans peine à cause de la mer agitée. Il s'ensuivit une certaine confusion dans le dispositif de bataille prévu. C'est alors que la vigie hurla, de son poste :

– Chébec de guerre à tribord. Il fonce sur nous !...

Chapitre 4

À l'entrée de la crique, un bâtiment aux voiles déployées venait d'apparaître. À une allure rapide, il franchissait la passe des rochers.

– Virez de bord, face à l'ennemi ! tonna Vivonne. Tir des trois bouches à mon commandement. Feu !

Le gros canon central recula dans la coursive, sous le choc. L'odeur de la poudre piqua les narines d'Angélique, étourdie par la déflagration. À travers la fumée elle entendait les ordres se succéder, nets, précis.

– Les pierriers de tribord en position.

– Le chébec nous dépasse.

– Tir de toute la mousqueterie et parer à virer ensuite pour se remettre dans l'angle de tir. Feu !...

La salve crépita, roulant sur les échos non encore éteints du canon. Mais le chébec, ayant évité les boulets, était encore à trop grande distance pour souffrir des mousquets.

Savary regardait dans sa lorgnette avec la satisfaction d'un naturaliste ayant une mouche sous sa loupe.

– Très beau bâtiment, bois de teck du Siam. La valeur de ce bois est sans prix. Il faut cinq ans après avoir circoncis l'écorce, pour le dessèver sur pied, et puis sept ans pour le sécher sous abri, avant de le scier. Drapeau blanc sur le grand mât et pavillon du roi de Marocco en poupe et une marque spéciale, rouge avec un écu d'argent en son milieu.

– La marque de monseigneur le Rescator, dit Vivonne, amer. On l'aurait parié.

Le cœur d'Angélique fit un bond. Elle avait donc en face d'elle ce terrible Rescator, qui avait causé la perte de son fils, et que les valeureux officiers de Sa Majesté semblaient redouter à juste titre. Vivonne et Brossardière échangeant leurs impressions, suivaient attentivement les évolutions de l'ennemi.

– Il a un nouveau bateau, ce satané Rescator. Une ligne splendide. Très bas sur l'eau, à peine à la visée plongeante de nos canons. C'est pourquoi nous l'avons raté tout à l'heure, quand nous l'avions de face. Vingt-deux canons en tout. Bigre !

Par les sabords ouverts sur les flancs du chébec on voyait miroiter les gueules rondes des canons et des fumées suspectes s'échappaient, prouvant que les artificiers étaient à leurs postes, prêts à enflammer les mèches au premier ordre.

Des pavillons de signaux couvrirent ses haubans : « Rendez-vous, ou nous vous coulons. »

– L'insolent ! croit-il que la flotte du roi de France se laisse intimider ainsi ? Il est trop loin pour nous couler. La Concorde se rapproche et va bientôt l'avoir dans sa ligne de tir. Hissez le drapeau de guerre blanc à l'avant et les fleurs de lys à l'arrière !

Aussitôt on vit l'adversaire modifier sa route. Il se mit à décrire un arc de cercle, afin d'éviter les proues armées de canons pointés vers la terre et l'Est. Il fila très vite, toutes voilures dehors. Plusieurs coups de canon roulèrent. La Fleur de Lys et La Concorde, qui avaient poursuivi les felouques-appâts, revenaient et essayaient de placer un coup direct sur l'assaillant.

– Manqué ! constata Vivonne, dépité.

Il puisa dans son drageoir quelques pistaches au sucre.

– Maintenant, méfions-nous. Il va revenir sur nous et essayer de nous couler. Parez à virer pour nous présenter de face.

La galère évolua.

Pendant quelques instants un lourd silence parut peser et l'on n'entendit plus que le battement rythmé des gongs des comités, comme les coups sourds d'un cœur angoissé. Puis, là-bas, la frégate-corsaire s'ébranla, revenant vers eux ainsi que l'avait prévu l'amiral français.

Elle passa comme un aigle de mer et se trouva emportée par son élan bien en arrière de toute la flotte. Elle s'arrêta subitement et changea de voilure.

– Un fin manœuvrier, ce damné pirate ! grommela La Brossardière. Dommage que ce soit un ennemi.

– Le moment me paraît mal choisi pour admirer son habileté, monsieur de La Brossardière, fit remarquer sèchement Vivonne. Canonnière, avez-vous rechargé vos pièces ?

– Oui, monseigneur.

– Alors toute la salve à mon commandement ! Nous sommes de face et lui nous présente son flanc. C'est le bon moment.

Mais ce fut la salve des 12 canons de tribord du navire corsaire qui roula. Un geyser parut jaillir de la mer, dissimulant l'adversaire derrière un rideau d'écume. Des débris de toutes sortes s'élevèrent dans les airs et une explosion assourdissante se répercuta de proche en proche. Puis une vague énorme déferla dans la chiourme de La Royale, tandis que plusieurs rames, sur bâbord, se brisaient comme des allumettes. Angélique se retrouva, trempée, cramponnée à la rambarde de la galère qui se redressait lentement.

Le duc de Vivonne, projeté au sol, était déjà debout.

– Pas de mal, dit-il. Il nous a manqué. Ma longue-vue, Brossardière ! Je crois maintenant, que...

Il s'arrêta et demeura la bouche ouverte, le visage empreint d'une expression d'effarement et d'incrédulité.

À l'emplacement où se trouvait tout à l'heure la barge-traversière, on ne voyait plus qu'une sorte de maelström emportant dans son tourbillon des débris de planches et de rames brisées. La barge avec ses cent forçats et son équipage, et surtout ses 400 tonneaux de boulets, de cartouches et de mitraille, avait coulé à pic.