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– Toute notre réserve de munitions ! dit Vivonne d'une voix blanche. Le bandit ! Nous nous sommes laissés prendre à sa feinte. Ce n'est pas nous qu'il visait, mais la traversière. Les autres galères, en courant après les felouques, l'avaient laissée à découvert. Mais nous le coulerons... Nous le coulerons, nous aussi. La partie n'est pas encore jouée.

Le jeune amiral arracha son chapeau trempé, sa perruque gorgée d'eau, pour les jeter au sol avec violence.

– Qu'on fasse avancer La Dauphine en première ligne. Elle n'a pas encore tiré et sa réserve de munitions est intacte.

*****

Au loin l'ennemi guettait, manœuvrant sur place, se présentant tour à tour de face pour offrir une moindre cible, ou par bâbord, ses pièces chargées devant se trouver prêtes à tirer. La Dauphine assez rapidement fut en place. Angélique nota que c'était sur ce bâtiment que se trouvaient les prisonniers complices du Rescator, ceux-là qui avaient psalmodié en arabe et dont le meneur avait été exécuté la nuit dernière et elle pensa qu'il n'était guère prudent d'utiliser des prisonniers au combat dans des manœuvres difficiles. Elle n'avait pas achevé sa réflexion qu'elle vit les longues rames des galériens de la mézanie s'élever à contre-temps, puis s'embarrasser entre elles. La Dauphine qui achevait de virer tressaillit, hésita, trembla comme un oiseau blessé, et soudain s'inclina et chavira à demi sur le flanc gauche. Des clameurs et des craquements sinistres s'élevèrent, dominés par les cris suraigus des Maures.

– Que chaque galère descende sa felouque et son caïque pour porter secours !

La manœuvre fut fort lente. Angélique se détourna, les mains sur les yeux. Elle ne pouvait plus supporter le spectacle de la galère se retournant lentement. La plupart des mariniers et la totalité de la chiourme étaient condamnés à mourir sous la coque, écrasés ou noyés. Des soldats projetés à la mer se débattaient, paralysés par leur lourd équipement, leurs sabres et leurs pistolets, et appelaient au secours.

Lorsque la jeune femme se décida à regarder de nouveau elle vit se déployer, très haut dans le ciel, dix voiles blanches qui battaient au vent. Le chébec était maintenant à peine à une encablure de la galère amirale. On pouvait voir briller le bois, comme verni, de sa coque pansue qui roulait souplement, et l'on distinguait les figures brunes des Barbaresques enveloppés dans de grands manteaux blancs à ceintures vives. Armés de mousquets, ils garnissaient la rambarde de la proue à la poupe.

À l'avant, entourés d'une garde de janissaires à turbans verts et sabres courbes, se tenaient deux hommes. Immobiles, ils observaient avec attention dans leur longue-vue, la galère Royale.

Angélique crut tout d'abord, malgré leurs vêtements européens, que c'étaient aussi des Maures car leurs visages lui paraissaient sombres, mais elle distingua les mains blanches des deux hommes et comprit qu'ils étaient masqués.

– Vous voyez, fit près d'elle Vivonne, d'une voix sourde, le plus grand, vêtu de noir avec un manteau blanc, c'est LUI, c'est le Rescator. L'autre, c'est son second, un nommé, ou plutôt surnommé, le capitaine Jason. Un sale aventurier mais un bon marin. Je le soupçonne d'être français.

Angélique tendit une main tremblante vers les lorgnettes de Savary. Dans le cercle trouble de l'instrument, les deux hommes lui apparurent plus nettement différents comme pourraient l'être Sancho Pança et Don Quichotte, mais leur assemblage ne prêtait pas à sourire.

Le capitaine Jason était un homme trapu, vêtu comme un militaire, d'une casaque à revers bouclée d'un gros ceinturon. Son sabre énorme battait ses bottes. Tout en lui contrastait avec la silhouette longue et maigre du pirate nommé le Rescator, vêtu d'un costume noir de coupe espagnole un peu ancienne. Il portait des bottes très collantes à petits revers soulignés de glands d'or. Un mouchoir rouge noué à la corsaire le coiffait, ainsi qu'un grand chapeau noir à plumes rouges.

Cependant il sacrifiait à l'Islam par son ample manteau de laine blanche à broderies d'or qui flottait au vent.

Angélique pensa avec un frisson qu'il ressemblait à Méphisto. De sa présence émanait une sorte de fascination.

Avait-il ainsi, immobile, impassible, regardé s'enfoncer dans les flots la galère où un enfant levait les bras en appelant son père ?

– Mais qu'attend-on pour le couler ! s'écria-t-elle, à bout de nerfs.

Elle en oubliait le spectacle d'horreur autour d'elle, La Dauphine toujours à demi-renversée. À force d'héroïsme les mariniers parvenaient encore à la maintenir sur le flanc, mais il était évident qu'aucune manœuvre ne pourrait la redresser et, prenant l'eau par l'arrière elle commençait, malgré les pompes en action, à couler lentement. Un caïque descendait au flanc du chébec. Il toucha les flots et le second du Rescator y prit place.

– Ils ont demandé à parlementer, dit Vivonne, surpris.

Peu après l'homme monta à bord et, se présentant devant les officiers, s'inclina profondément, à l'orientale.

– Je vous salue, monsieur l'amiral, dit-il dans un français très correct.

– Je ne salue pas les renégats, répondit Vivonne.

Un étrange sourire s'étira sous le masque noir et l'homme se signa.

– Je suis chrétien comme vous, monsieur, et mon maître, monseigneur le Rescator, l'est aussi.

– Des Chrétiens n'ont pas à diriger des équipages d'infidèles !

– Nos équipages sont composés d'Arabes, de Turcs et de Blancs. Tout comme les vôtres, Monsieur, dit l'autre en jetant un regard vers la chiourme, la seule différence c'est que les nôtres ne sont pas enchaînés.

– Trêve de discours, que proposez-vous ?

– Laissez-nous délivrer et reprendre nos Maures que vous avez faits prisonniers sur cette galère La Dauphine et nous nous retirerons sans poursuivre le combat.

Vivonne jeta un regard vers la galère en péril.

– Vos Maures sont destinés à périr avec cette galère condamnée.

– Que non pas. Nous vous proposons de la redresser.

– C'est impossible !

– Nous le pouvons. Notre chébec est plus rapide que... que vos pataches de galères, acheva-t-il avec une nuance de mépris dans la voix. Mais décidez-vous vite car le temps presse et dans quelques instants il sera trop tard pour agir.

Un combat se livrait dans l'âme de Vivonne. Il savait qu'il ne pourrait rien faire à temps pour La Dauphine. Accepter, c'était sauver le magnifique bateau et plusieurs centaines d'hommes, mais capituler devant un ennemi inférieur en nombre. En tant que responsable de l'escadre royale, il n'avait pas le choix.

– J'accepte, fit-il, les dents serrées.

– Je vous remercie, monsieur l'amiral. Je vous salue.

– Traître !

– Mon nom est Jason, dit l'homme avec ironie.

Il s'éloigna vers l'échelle. Le duc de Vivonne cracha sur ses pas.

– Un Français, car vous êtes français, nul ne peut en douter à votre langage !... Misérable ! Comment avez-vous pu arriver ainsi à renier les vôtres !

Le corsaire se retourna. Un éclair brilla derrière son masque.

– Les miens m'ont renié les premiers, dit-il.

Son bras se tendit durement vers la chiourme :

– J'ai vogué aux bancs du roi jadis, monsieur, des années et des années. Toutes les belles années de ma jeunesse. Et je n'avais rien fait de mal !

– Naturellement !...

Le canot s'éloigna. Le duc de Vivonne, poings serrés, ne se contenait plus. Se faire dicter des ordres par un forçat évadé, se faire insulter par un ancien galérien ! « Et le Rescator là-bas qui nous surveille en ricanant. Il s'amuse... Ah ! il s'amuse ! »

– Monseigneur, vous vous fiez à la parole d'un impie ? demanda un des lieutenants, tremblant d'indignation.