– Ce qui est certain, c'est que je ne vous demande pas votre avis, jeune imbécile. Un pirate a quelquefois plus de parole qu'un prince. Qu'est-ce que vous en pensez, Brossardière ?
– C'est un marché inespéré, Monseigneur, et bien dans le style de ce sinistre farceur. Je n'en dirais pas autant si nous avions affaire à l'amiral d'Alger Mezzo Morte ou à des capitaines barbaresques, en général assez fourbes.
– Hissez le pavois de parade et annoncez l'armistice.
Le chébec s'ébranla. Il défila à quelques encablures, sans souci d'exposer tout son flanc tribord, mais aussi ses 12 canons braqués.
– Il va trop vite, il va rater son but, c'est un piège, dit le lieutenant de Saint-Ronan, agité.
La frégate ennemie renversa soudain sa voilure, ce qui la freina, et la déporta sur sa lancée à angle droit juste derrière La Dauphine en difficulté ; felouques et caïques des galères, enfin mis à l'eau, commençaient à recueillir les naufragés. Une grande animation régnait à bord de la frégate du Rescator. Répondant aux ordres, les Maures fixèrent un cordage au pied du mât central, puis un treuil fut amené. À bord de La Royale les officiers retenaient leur souffle, les soldats et les marins demeuraient immobiles, comme pétrifiés.
Le Rescator était sorti de son immobilité dédaigneuse. On le vit parlementer longuement avec son second, mimant les gestes de la manœuvre à venir. Puis, sur un signe, un janissaire s'avança et le débarrassa de son manteau et de son chapeau. Un autre lui tendit l'extrémité du cordage enroulé plusieurs fois Il prit le rouleau sur son épaule. D'un bond souple, il s'élança, grimpa sur le plat-bord avant du chébec, avec une aisance naturelle s'engagea de quelques pas le long du mât de beaupré.
Cependant le second s'adressait dans son porte-voix au capitaine de La Dauphine.
– Il recommande à Tourneuve de laisser filer l'ancre à la proue afin d'éviter que le bateau ne pivote lorsque le chébec va se mettre à tirer. Il lui conseille de porter tout le poids possible sur tribord, puis de revenir rapidement à bâbord dès que la galère commencera à se redresser, afin de ne pas basculer de l'autre côté...
– Croyez-vous que ce démon noir ait l'intention de lancer son filin comme un lasso, à la manière indienne, pour crocher le flanc tribord de La Dauphine ?
– Ça m'en a tout l'air.
– C'est impossible ! Ce cordage doit peser un poids énorme. Il faudrait une force d'Hercule pour...
– Regardez !
La longue silhouette s'était brusquement détendue sur l'azur du ciel. Le filin siffla et son nœud coulant, en retombant accrocha une protubérance à tribord de La Dauphine en son milieu. Emporté par son élan l'homme masqué avait trébuché. Il glissa du beaupré mais se rattrapa à deux bras et, avec une souplesse de singe, se remit en selle sur le mât, se redressa. Il prit le temps de vérifier la prise du filin. Puis debout, du même pas nonchalant, regagna le chébec.
Des « youyous » éclatèrent à son bord. Les Maures lançaient en l'air leurs mousquets, en signe d'allégresse.
La Brossardière poussa un profond soupir.
– Un baladin du Pont-Neuf n'aurait pas fait mieux.
– Admirez ! Admirez, mon cher, ricana Vivonne, amer. Voici du nanan pour votre petite chronique de la Méditerranée. La légende de monseigneur le Rescator n'est pas près de manquer d'aliments.
Cependant le chébec orientait ses voiles de façon à reculer doucement. Des mariniers noirs et turcs coururent sur le pont et mirent en place six grandes rames pour soutenir l'effort de la poussée du vent.
Le filin se tendit. Tous les hommes qui se trouvaient encore sur la galère sinistrée se portèrent à tribord, pesant sur la rambarde du côté où était accroché le filin. Le flanc immergé surgit brusquement des flots avec un grand bruit de succion. Sur un cri de Tourneuve, tout l'équipage se précipita à droite, pour rétablir l'équilibre. Redressée La Dauphine roula violemment bord à bord, puis se calma, se stabilisa. Un dernier ordre jaillit, comme un cri de délivrance :
– Aux pompes, tout le monde à écoper !
Alors des acclamations s'élevèrent des autres galères.
Peu après, le caïque du navire corsaire quitta à nouveau son bord pour se diriger vers La Dauphine.
– Ils emportent avec eux une forge portative et tout un matériel de forgeron. Ils vont déferrer leurs prisonniers.
L'opération dura assez longtemps. On vit enfin paraître les galériens arabes libérés, qui furent suivis d'une dizaine de Turcs choisis parmi les plus vigoureux de la chiourme. Le duc de Vivonne vira au ponceau :
– Traîtres, pirates, chiens d'infidèles ! hurla-t-il dans son porte-voix. Vous ne tenez pas vos engagements... Vous n'aviez parlé que de libérer vos Maures... Vous n'avez pas le droit de prendre ces Turcs.
Le capitaine Jason répondit :
– Nous les prenons comme prix du sang pour le Maure que vous avez fait exécuter.
– Monsieur, remettez-vous, il faut vous faire saigner, proposa La Brossardière à son chef, je vais mander le chirurgien.
– Le chirurgien a autre chose à faire que de me saigner, répondit le jeune amiral d'une voix morne. Qu'on dénombre les morts et les blessés.
Au loin, toutes ses voiles tendues, le chébec du pirate s'estompait.
Chapitre 5
Le duc de Vivonne descendit dans le canot et leva la tête en souriant.
– À bientôt, très chère. Je vous donne rendez-vous dans quelques jours à Malte. Priez pour que mes armes triomphent.
Penchée à la rambarde, Angélique se força à sourire. Elle détacha sa ceinture de soie bleu ciel à franges d'or et la lança au jeune homme.
– En gage de victoire, pour votre épée.
– Merci ! cria Vivonne, tandis que le caïque s'éloignait.
Il baisa l'écharpe et s'occupa de la nouer autour de la garde de son épée. Puis il fit encore un joyeux signe d'adieu.
Angélique se dit qu'elle était stupide de se sentir déprimée par cette séparation. Vivonne avait décidé de poursuivre le Rescator et d'essayer de le traquer dans les environs de Malte, où les galères des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem pourraient lui prêter assistance. La galère amirale La Royale étant trop lourde et peu maniable pour une chasse de ce genre, il déménageait sur La Luronne laissant son navire et Angélique à la garde de La Brossardière et de quelques soldats. La Royale devait s'acheminer plus lentement et par petites étapes vers La Valette, ainsi que La Dauphine, qui avait besoin de réparer ses avaries. Les galères de combat se rangèrent, puis disparurent, vite effacées par le rideau serré d'un « grain » qui s'avançait du Sud-Ouest à vive allure. Angélique se réfugia à l'abri du tabernacle tandis que la pluie s'abattait sur La Royale vivement secouée.
– Après les pirates, c'est la mer qui va nous donner des ennuis, dit La Brossardière.
– Est-ce la tempête ?
– Pas encore, mais cela ne va pas tarder.
*****
La pluie cessa. Cependant le ciel demeura gris et la mer fort agitée. L'atmosphère était étouffante malgré le vent moite qui soufflait de façon irrégulière. La conversation du brave Savary et celle du lieutenant de Millerand qui se dégelait un peu maintenant que Vivonne, dont il était furieusement jaloux, s'était éloigné, n'évitèrent pas à Angélique de s'ennuyer à périr.
– Que suis-je venue faire sur cette galère ? dit-elle à Savary. Et elle sourit tristement en songeant à Versailles, à Molière et à ses bouffonneries. À la nuit tombée, M. de La Brossardière lui conseilla de s'enfermer dans sa cabine, sous l'entrepont. Elle n'en eut pas le courage et dit qu'elle ne descendrait que si la situation à l'arrière devenait intenable.
Les violents sursauts qui faisaient tanguer et grincer la galère finirent par la bercer et malgré le vent qui s'était levé et les coups de bélier des vagues contre la coque, elle sombra dans un profond sommeil.