– Que voulez-vous dire ?
Il posa un doigt sur ses lèvres, puis rampa vers le bord de la falaise et après avoir observé un instant, lui fit signe de le rejoindre.
– Je ne m'étais pas trompé, chuchota-t-il. Regardez.
Au-dessous d'eux s'ouvrait une large crique, dominée par la masse sombre du château. Les débris d'un navire fracassé y flottaient parmi les rochers, émergeant à cette heure. Des mâts, des rames, des voiles, des morceaux de balustre doré, des barriques roulant dans le ressac, des planches s'entrechoquaient battus par les vagues et partout entre deux eaux, l'on voyait flotter des corps. D'autres cadavres, rejetés sur les rochers, reflétaient dans l'eau tranquille des mares, leur infamante livrée rouge. Sur la plage, parmi les piaillements aigus et les tourbillons des oiseaux de mer attirés, des hommes et des femmes allaient et venaient, armés de gaffes, pour ramener à eux tout ce qui flottait. D'autres dans les rochers, retournaient les noyés.
D'autres encore, avec de petites barques poussaient vers la mer, pour se rendre jusqu'à la grosse carcasse du bateau éventré, empalé à l'entrée de la crique sur les rocs aigus.
– Ce sont des naufrageurs, des pilleurs d'épaves, murmura l'officier. Ils attachent des lanternes au cou de leurs chèvres, dans la nuit. Les navires en perdition croient voir briller les lumières d'un port et se dirigent dans cette direction, où ils se fracassent sur les rochers de la passe.
– Les galériens, cette nuit, apercevaient des lumières et voulaient manœuvrer pour y trouver refuge.
– Ils ont payé. Mais que dira M. de Vivonne en apprenant la perte de sa galère amirale ? Pauvre Royale !
– Qu'allons-nous faire ?
L'apparition silencieuse, derrière eux, d'une dizaine d'hommes au teint basané, dispensa le lieutenant de répondre.
Les naufrageurs leur lièrent les mains au dos et les conduisirent jusqu'au signor Paolo di Visconti qui, de son donjon en pierre de lave, régnait sur la contrée.
*****
C'était un Génois, bâti en athlète, avec une musculature qui semblait prête à faire craquer son justaucorps de satin et dont le sourire éblouissant et le regard féroce trahissaient une mentalité de brigand. Il n'était d'ailleurs rien d'autre sur son rocher solitaire, parmi ses quelques vassaux corses, sauvages et farouches.
Il se réjouit hautement à la vue des deux prisonniers qu'on lui amenait. Le butin d'une vieille galère et de quelques misérables forçats lui avait paru maigre.
– Oune officire de Sa Majesté lé roi dé la France ! s'exclama-t-il. Zé pense que vous avez oune famille qui vous aime bien, signor, oune famille qui a beaucoup d'arzent ? Dio mio !
Qué bello ragazzo !7 s'exclama-t-il en passant sous le menton d'Angélique une main aussi chargée de bagues que crasseuse.
Le lieutenant de Millerand présenta, très raide :
– Mme du Plessis-Bellière.
– C'était oune femme ! Madona ! Ma garda que carina ! Qué bella ragazza8. Zaimé bien les jeunes gens, ma zé me dis oune femme, c'est plus rare !...
Par lui, le lieutenant de Millerand apprit que la tempête les avait entraînés vers les côtes de la Corse, île sauvage et déshéritée, actuellement sous la férule de Gênes. Par égard pour leurs titres, l'Italien voulut les inviter à dîner. Son hospitalité offrait un curieux mélange de luxe et de rusticité. Les nappes de dentelles qui couvraient les tables étaient de pures merveilles mais il n'y avait pas de fourchettes, à peine quelques cuillères d'étain, ici et là pour servir. Il fallut manger avec ses doigts dans une vaisselle d'argent frappée au chiffre d'un célèbre orfèvre de Venise.
Le duc de Visconti fit servir aux deux naufragés défaillants un cochon de lait grillé, couché sur un lit de châtaignes et de fenouil. Puis les serviteurs apportèrent une grosse marmite d'étain pleine d'une soupe dorée au safran où s'échevelaient des pâtes et du fromage cuit. Malgré ses appréhensions, Angélique dévora. Le Génois la couvait d'un œil incendiaire, lui versant dans un hanap de vermeil aussi ouvragé qu'un calice, des rasades d'un vin noir et liquoreux qui ne tarda pas à lui mettre le feu aux joues. Rassasiée, elle jetait des regards de panique au lieutenant de Millerand. Il comprit leur sens et vint à son secours.
– Mme du Plessis est très fatiguée. Ne pourrait-elle prendre un peu de repos dans un endroit tranquille ?
– Fatiguée ? La signora est-elle votre carissima, signor ?
Le jeune homme rougit jusqu'à la racine des cheveux.
– Non.
– Ah ! Zé souis bien aise ! Zé respire, s'exclama le Génois en posant une main en éventail sur son cœur. Zé n'aurais pas voulu vous faire de la peine. Ma... Tout va bien.
Il se tourna vers Angélique.
– Fatiguée, signora ? Zé comprends. Zé né souis pas oune broute !... Zé vais vous conduire dans votre... ma, en français on dit zé crois : appartement.
*****
Tout au sommet de la tour, une pièce traversée de courants d'air offrait un lit aux draps percés et aux couvertures de brocart. Il y avait alentour des miroirs de Venise, des pendules françaises, des armes turques. Angélique pensa que cela ressemblait à la chambre de recel des voleurs de la Tour de Nesle.
La petite servante corse insistait pour qu'elle prît un bain et revêtît une robe, assez belle, tirée d'un coffre où elle était rangée avec beaucoup d'autres, pillées sans doute aux malles de voyageuses trop hardies.
Angélique voulut bien se plonger dans le baquet d'eau chaude, où elle détendit ses membres courbatus, meurtris par le sel et le soleil. Mais elle s'empressa de revêtir ses vêtements personnels, bien qu'ils fussent fripés, salis et déchirés. Elle s'assura que sa ceinture, toujours garnie d'or, était en place. Ces vêtements d'homme et cet or lui procuraient une certaine défense.
Le lit lui parut tanguer en tous sens dans le balancement d'une tempête qui taraudait ses nerfs fatigués. Les visages de Nicolas, des forçats, du signor Paolo, dansaient la ronde, grimaçant autour d'elle. Elle sombra dans un sommeil pénible. Des coups frappés à l'épais vantail bardé de fer qui servait de porte l'éveillèrent. Une voix sourde appelait :
– Maîtresse ! Maîtresse !... C'est moi. Madame la marquise, ouvrez-moi !...
Elle serra ses tempes à deux mains. Un vent glacial sifflait à travers la pièce.
– C'est moi, Flipot !
– Ah ! tu es là, fit-elle.
Elle se leva, titubante, alla tirer les verrous et découvrit dans l'entrebâillement son petit valet, qui s'éclairait d'une veilleuse à huile.
– Comment allez-vous, Madame la marquise ? demanda-t-il avec un sourire jusqu'aux deux oreilles.
– Mais... fit-elle, mais comment...
La mémoire lui revenait peu à peu.
– Mais Flipot, s'exclama-t-elle émerveillée, d'où sors-tu ?
– De la flotte, comme vous, Madame la marquise.
Angélique le saisit aux épaules et l'embrassa.
– Mon petit, je suis tellement contente ! Je te croyais tué par les galériens ou disparu dans le naufrage.
– Non. Sur la galère, Calembredaine m'avait reconnu. « C'est un des nôtres » qu'il a dit. Je lui ai demandé d'épargner le vieil apothicaire qui ne pouvait pas leur faire de mal. Ils nous ont enfermés dans une cambuse. Après, M. Savary s'est arrangé pour faire sauter la serrure. C'était la nuit, la tempête en plein. Les gars gueulaient dans la chiourme. Ceux qui n'étaient pas enchaînés se cramponnaient où ils pouvaient. Quand on a compris que vous n'étiez plus à bord, M. Savary et moi on s'est arrangés pour mettre le caïque à la mer. Un fameux marin, entre nous, ce vieux ! Ça ne nous a pas empêchés de nous faire pêcher par les sauvages du seigneur Paolo. Mais enfin on était entiers et ils nous ont quand même donné à croûter. Quand nous avons appris que vous vous en étiez tirée aussi, ça nous a fait plaisir.