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– En effet, c'est quelque chose d'être vivant, mais la situation n'en est pas moins ennuyeuse, mon pauvre Flipot. Nous sommes tombés entre les mains de fameux brigands.

– C'est pourquoi je suis venu vous chercher. Il y a une barque qui va prendre la mer... Oui, un marchand que le seigneur Paolo avait arraisonné et qui essaie de se tirer en douce. Il veut bien nous attendre encore une heure, mais faut se dépêcher.

Angélique n'eut pas besoin de réfléchir longtemps avant de prendre une décision. Tout ce qu'elle possédait, elle le portait sur elle.

Elle jeta un regard alentour, s'avisa qu'un des poignards qui traînaient pourrait lui être utile et le glissa dans sa manche.

– Pourrons-nous sortir du château ? chuchota-t-elle.

– On va essayer. Les gens ont bu pour fêter le naufrage de la galère. Ils avaient trouvé quelques barriques à bord. Ils sont saouls comme des cochons !

– Et le signor Paolo ?

– Pas vu ! Peut-être que lui aussi roupille dans un coin. La jeune femme pensait au lieutenant de Millerand.

Mais Flipot l'informa que l'officier avait été enfermé dans un solide cachot. Il fallait l'abandonner à son triste sort. Ils descendirent l'un derrière l'autre d'interminables escaliers en colimaçon où le vent soufflait la flamme des lampes et faisait vaciller celle des torches plantées dans des anneaux de fer. Dans la dernière salle le Génois déambulait, légèrement titubant. Il les aperçut et son sourire fut de mauvais augure.

– Oh ! Signora ! Que cosa c'è ? Vous venez me tenir compagnie ? Ma, zé souis heureux.

Angélique avait à descendre encore quelques marches. D'un coup d'œil elle embrassa la situation.

Au-dessus du signor Paolo di Visconti, il y avait un cadre de lattes grossières supportant quatre grosses chandelles de suif. Ce lustre rudimentaire était retenu à la voûte par une corde qui, passant sur une poulie venait s'accrocher à un croc de fer, sur le mur de l'escalier.

Tirer son couteau, trancher la corde à portée de sa main, ne demanda pas trois secondes à Angélique.

Elle ne sut jamais si le Génois avait reçu l'appareil sur la tête, car les lumières s'éteignirent avant d'arriver au sol.

Ils entendirent son rugissement dominant le fracas, et comprirent que s'il n'était pas mort il était quand même en mauvaise posture.

Profitant du désordre et de l'obscurité, Angélique et Flipot réussirent à trouver la porte. Ils traversèrent sans peine la cour. L'édifice était à demi en ruines. Les deux fugitifs se croyaient encore dans l'enceinte, que Flipot reconnaissait le sentier menant au lieu du rendez-vous. Dans le ciel nocturne des nuages rapides voilaient et dévoilaient la lune ronde.

– C'est par ici, dit Flipot.

On entendait la mer pulvériser méchamment le sable d'une petite plage. Ils se glissèrent à travers les buissons et atteignirent la petite anse où des silhouettes attendaient près d'une barque.

– C'est vous qui voulez aller vous faire manger par les poissons au large de Corse ou de Sardaigne ? demanda une voix au timbre marseillais.

– Oui c'est moi, répondit Angélique. Tenez, voici pour vous récompenser.

– On verra ça plus tard. Embarquez.

À quelques pas, maître Savary, pareil à un djinn de l'ombre, déversait dans la nuit et le vent des imprécations.

– Votre avidité vous portera malheur, espèce de moloch insatiable, de pieuvre géante, de sangsue immonde aspirant la fortune des autres. Je vous ai offert tout ce que j'avais et vous refusez de me prendre !

– Je paie pour ce monsieur, dit Angélique.

– Il y aura trop de monde à bord, grommela le patron.

Puis il alla s'installer à la barre et fit mine de ne pas voir le vieillard qui montait à bord avec son sac, son en-cas et sa bonbonne.

La lune, fidèle sur ces rives, depuis l'Antiquité, aux contrebandiers et aux fugitifs, se voila longtemps. La barque eut le temps de franchir les rochers où veillaient les sentinelles du Génois, sans risquer de se faire voir.

Quand la lumière argentée reparut, la flamme qui brûlait au sommet du donjon des naufrageurs était déjà lointaine.

Le Provençal poussa un profond soupir.

– Voilà ! fit-il. Maintenant on va pouvoir chanter. Prends la barre, Mutcho. Il extirpa d'un coffre une guitare, dont il pinça les cordes savamment. Et bientôt sa voix profonde s'éleva à travers la nuit méditerranéenne.

Chapitre 7

– Alors, c'est vous la dame de Marseille qui vouliez visiter le harem du Grand Turc ? Eh bien, vous pouvez dire que vous avez de la suite dans les idées. Vous m'avez bien eu, té !

À la lumière du matin, Angélique reconnaissait non sans surprise dans le patron de la barque La Joliette, ce Marseillais qui naguère l'avait si fortement mise en garde contre les dangers des voyages. Il s'appelait Melchior Pannassave. C'était un homme dans la quarantaine, joyeux et recuit par le soleil sous son bonnet rouge et blanc à la napolitaine. Il portait un pantalon noir retenu à la taille par une ample ceinture à plusieurs tours. Il mâchonna longuement sa pipe avec un sourire narquois avant de conclure, tourné vers son matelot :

– Tu peux le dire, va, que ce que femme veut... le Bon Dieu lui-même ne peut pas aller contre.

Le matelot, un petit vieux sans dents, sec comme un sarment et qui semblait aussi taciturne que son patron était bavard, approuva d'un jet de salive. L'équipage se complétait d'un gamin grec nommé Mutcho.

– Eh bien ! vous voilà à mon bord, madame, conclut le patron ; ça n'est pas très vaste, surtout avec ma cargaison. Je n'avais pas prévu une dame parmi mes passagers, hein ?

– Pourrez-vous essayer de me traiter comme un garçon, s'il vous plaît ? Est-ce que vraiment on ne peut pas me prendre pour un gentilhomme ?

– Peut-être bien, après tout. Mais ici, nous sommes entre nous. Pas besoin de jouer la comédie.

– C'est pour vous habituer à plus de naturel avec moi, si nous étions abordés par des Infidèles.

– Ma pauvre pitchoune, sauf votre respect, vous vous faites des illusions. Avec ces gens-là, que vous soyez garçon ou fille, du moment que vous avez un joli minois, vous passerez à la casserole. Demandez à Mezzo Morte, l'amiral de la flotte algéroise. Ha ! Ha ! Ha !

Il rit grassement en jetant des coups d'œil entendus à son matelot imperturbable. Angélique haussa les épaules.

– Au fond c'est ridicule cette hantise qu'on a l'air d'entretenir à plaisir de la rencontre fatale des Barbaresques ou du Grand Turc.

– Ce ne sont pas des hantises, madame. Pardon... Messire, moi qui vous parle j'ai été pris dix fois. Cinq fois j'ai été échangé presque aussitôt, mais les autres fois ça m'a fait quand même un bail de treize ans de captivité en tout. On m'a fait planter de la vigne du côté du Bosphore et puis fabriquer du pain blanc pour le harem de je ne sais plus quel pacha qui avait une maison de campagne près de Constantinople. Vous me voyez, moi, boulanger ! Quelle misère, peuchère !... Et surtout pour leur fabriquer leurs espèces de saloperies de galettes plates comme des mouchoirs qu'il faut lancer comme des crêpes dans le four. J'avais attrapé le tour de main, il fallait voir ! Mais, ce qui ne me plaisait pas surtout, alors, c'était d'être toujours entouré d'eunuques, sabre au poing, qui surveillaient si je n'allais pas reluquer les petites derrière les grilles du harem...

– Mon ami, dit Savary, vous ne pouvez prétendre avoir souffert en captivité si vous n'avez pas été, comme moi, chez des Marocains. Ce sont les plus féroces parmi les Musulmans. Ils ne plaisantent pas avec leur religion et ils haïssent les Chrétiens en proportion. Les villes de l'intérieur sont interdites aux Blancs et même aux Turcs, qu'ils trouvent trop mous en religion. Ils m'ont envoyé dans une ville du désert appelée Tombouctou, pour les mines de sel. Quand ils ont vu que je ne me décidais pas à mourir ils m'ont ramené dans une autre ville, à Marrocco9 pour y travailler à la mosquée El Mouassine, et à celle de la sultane Vahidé.