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« Oh ! un petit, pas un grand comme l'autre. Celui-là c'est un requin. Il est venu d'Amérique du Sud, à ce qu'on dit, où le roi d'Espagne l'avait envoyé ramasser l'or et l'argent des trésors incas. Probable qu'ensuite il a voulu faire cavalier seul et s'installer dans son affaire. Ici en Méditerranée, dès qu'il est apparu, il a mangé tous les petits trafiquants. Il a fallu travailler pour lui ou couler.

« Il a pris le monopole comme on dit. Ce n'est pas qu'on s'en plaigne... Les affaires vont maintenant mieux en Méditerranée. Les échanges sont facilités, on respire ! Avant il fallait pleurer misère pour trouver un peu d'argent sur le marché. Ça circulait au compte-gouttes. On en avait l'estomac serré. Quand un marchand voulait faire une grosse affaire de soieries ou autres avec l'Orient il n'avait souvent d'autres ressources que d'obtenir l'argent à des taux usuraires près des banquiers. Les Turcs ne voulaient pas être payés en monnaie de singe, c'est normal. Et des opérations de ce genre, ça déséquilibrait tous les cours. Maintenant l'argent afflue en masse. D'où il vient ? Ça, on n'a pas besoin de le savoir. Le principal, c'est qu'il est là.

« Naturellement, cela n'a pas fait plaisir à tout le monde. À ceux qui jadis gardaient le magot pour eux et ne le lâchaient que quintuplé de sa valeur : les royaumes, les petits États... Le roi d'Espagne pour commencer qui croit que les richesses de tout le nouveau monde lui appartiennent et d'autres moins gros mais aussi gourmands : le duc de Toscane, le doge de Venise, les chevaliers de Malte. Ils sont obligés de s'aligner avec les cours normaux.

– En somme, c'est un sauveur, votre patron !

Le visage du Marseillais s'assombrit.

– C'est pas mon patron. Je ne veux rien avoir à faire avec ce damné pirate.

– Pourtant, si vous transportez de l'argent et qu'il a le monopole...

– Écoutez, ma petite, je vais vous donner un conseil. Par ici, il ne faut jamais chercher à préciser. Personne ici ne cherche à voir de près. On n'a pas besoin de savoir d'où part la corde qu'on tient ni même de savoir où elle arrive. Moi, je prends un chargement à Cadix ou ailleurs, le plus souvent c'est en Espagne. Je dois le transporter dans les colonies du Levant, pas toujours au même endroit. Je dépose ma marchandise, on me paie soit en sacs soit par une lettre de change que je peux présenter partout en Méditerranée, à Messine, à Gênes, à Alger même s'il me prenait fantaisie d'y aller faire un tour. Après quoi, c'est fini. Retourne, Melchior, vers la Canebière !

Sur ces mots le Marseillais déploya son mouchoir pour signifier clairement qu'il avait dit tout ce qu'il avait à dire.

« Il ne faut pas chercher à savoir où conduit la corde que l'on tient... » Angélique secouait la tête. Elle n'obéirait pas à la loi de ces lieux où se mêlaient trop de passions, d'intérêts contraires, d'où la nécessité du bienfaisant oubli, de la mémoire courte. Le fil ténu qu'elle avait saisi, elle ne le lâcherait pas qu'elle n'ait atteint son but.

Mais, par instants, ce fil même semblait s'évanouir entre ses doigts, devenir irréel et se fondre dans l'azur du ciel. Au mouvement indolent de la mer, à la brûlure du soleil, la réalité devenait légende, rêve inaccessible. On comprenait comment les mythes de l'Antiquité avaient pris naissance sur ces rivages.

« Ne suis-je pas moi-même en train de poursuivre un mythe... la légende d'un héros disparu, qui n'a plus sa place parmi le monde des vivants... J'essaie de deviner le chemin qu'il a pu suivre sur cette route « où l'on ne précise rien », mais les mirages s'entrecroisent. »

– Vous m'avez raconté des choses bien intéressantes, monsieur Pannassave, dit-elle à voix haute, je vous en remercie.

Le Marseillais eut un geste noble avant de s'étendre sur son banc.

– J'ai un peu étudié, fit-il, condescendant.

*****

Le soir, le sommet neigeux d'une montagne scintilla à l'horizon.

– Le Vésuve, dit Savary.

Le mousse, qui avait grimpé dans les cordages du mât, signala une voile en vue. Ils attendirent que le bâtiment se fût rapproché. C'était un brigantin, vaisseau de guerre de belle prestance.

– Quel pavillon ?

– Français, cria Mutcho non sans joie.

– Envoie le pavillon de l'ordre de Malte, commanda Pannassave, le visage tendu.

– Pourquoi n'abordons-nous pas notre marque de fleur de lys, puisque ce sont des compatriotes ? demanda Angélique.

– Parce que je me méfie des compatriotes qui voyagent sur des vaisseaux de guerre espagnols.

Le galion semblait vouloir couper la route à La Joliette. Des oriflammes montaient le long de la drisse.

Melchior Pannassave étouffa un juron.

– Quand je vous le disais ! Ils exigent de visiter le bord. Ce n'est pas régulier : ils sont dans les eaux napolitaines et la France n'est pas en guerre avec l'ordre de Malte. C'est certainement un quelconque flibustier comme il y en a tant et qui déshonorent notre pavillon. Attendons encore.

Le galion manœuvrait pour approcher La Joliette. Il réduisit ses voiles. Puis Angélique vit avec surprise le pavillon français descendre et à sa place apparut un drapeau inconnu.

– Drapeau du grand-duc de Toscane, dit Savary. Cela signifie que le navire est monté par des Français, mais qu'ils ont acheté le droit de vendre leurs prises à Livourne, à Palerme et à Naples.

– Ils ne nous ont pas encore, mes enfants, dit le Marseillais à mi-voix. Préparez-vous à la fête, s'ils insistent.

Sur la dunette du navire, un gentilhomme en redingote rouge et chapeau à plumes les observait à la longue-vue. Lorsqu'il laissa retomber l'instrument, Angélique découvrit qu'il était masqué.

– Mauvais ça, grommela Pannassave, ceux qui se masquent pour un abordage, c'est jamais des gens très catholiques.

Près du gentilhomme, un individu à mine patibulaire qui devait être son second, lui tendit le porte-voix.

– Votre cargaison ? cria l'abordeur en italien.

– Du plomb venant d'Espagne pour l'ordre de Malte, répondit Pannassave dans la même langue.

– Rien que cela ? s'exclama en français une voix impatiente et pleine d'insolence.

– Et de la tisane, compléta le Marseillais, également en français.

Un éclat de rire homérique secoua les hommes d'équipage du galion qui, penchés à la rambarde, suivaient l'interrogatoire. Pannassave cligna de l'œil.

– Une bonne idée cette tisane, ça va les dégoûter !

Mais après avoir délibéré avec son second le gentilhomme reprenait son porte-voix :

– Faites tomber les voiles et préparez votre manifeste de chargement. Nous allons contrôler vos déclarations.

Le Marseillais vira au rouge-brun.

– Qu'est-ce qu'il s'imagine, ce pirate d'eau douce ? Qu'il peut faire la loi chez les honnêtes gens ? Je m'en vais le lui préparer, son manifeste.

Un caïque descendait au flanc du brigantin. Des mariniers armés de mousquets y prirent place sous la conduite du second de mauvaise mine, dont un œil était caché par un tampon noir, ce qui achevait de lui donner un aspect peu engageant.

– Mutcho, réduis la voilure, dit le capitaine. Scaïano, tiens-toi prêt à saisir la godille quand je te le dirai. Grand-père, vous qui êtes plus malin que vous n'en avez l'air, approchez-vous de moi sans hâte : on doit nous observer. Tournez-leur le dos. Bien. Voici la clef du coffre à poudre. Sortez aussi quelques boulets lorsque je virerai et que nous serons invisibles. Le canon est chargé déjà, mais il faudra peut-être de la réserve. Ne retirez pas encore la bâche qui est sur le canon. Ils peuvent ne pas l'avoir remarqué...