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Comme elle ne répondait pas il s'approcha, posa la main sur sa taille et sans se formaliser de son recul, s'empara du poignard et de sa ceinture. Il soupesa cette dernière avec un sourire entendu, l'ouvrit et fit glisser les pièces d'or une à une dans sa main. Des hommes s'avancèrent, les yeux brillants. D'un regard, il les fit reculer. Il fouillait encore dans la ceinture, en extirpait la lettre de change, elle-même à l'abri dans un étui de toile gommé. Après l'avoir déchiffrée, il parut perplexe.

– Madame du Plessis-Bellière... fit-il.

Puis, se décidant :

– ...Je me présente. Marquis d'Escrainville.

La façon dont il la salua prouvait qu'il avait reçu une certaine éducation. Ses titres de noblesse devaient être authentiques. Elle espéra, du fait de leur condition sociale, recevoir de lui quelques égards.

– Je suis veuve d'un maréchal de France, dit-elle, et je me rendais à Candie où mon mari avait des intérêts.

Il eut un sourire froid qui ne gagnait pas ses yeux.

– On m'appelle aussi la Terreur de la Méditerranée, dit-il.

Cependant, après réflexion, il la fit conduire dans une cabine qu'il devait réserver à des passagers de marque et surtout à des passagères.

Là encore, dans le désordre d'un vieux coffre de cuir clouté, Angélique trouva des toilettes féminines européennes et turques, des voiles, des bijoux de toc, quelques chaussures et babouches.

Elle hésitait à se dévêtir. Elle ne se sentait pas en sûreté sur ce bateau. Il lui semblait que des yeux luisants la guettaient à travers les planches disjointes de la cabine. Mais ses vêtements l'enveloppaient comme d'un suaire glacé et elle claquait des dents sans pouvoir s'arrêter. À la longue, elle fit un suprême effort et se déshabilla. Elle revêtit avec dégoût une robe blanche à peu près de sa taille, démodée et d'une propreté douteuse, dans laquelle, se dit-elle, elle devait avoir l'air d'un épouvantail. Elle jeta sur ses épaules un châle espagnol et se sentit mieux. Elle se recroquevilla sur la couchette et demeura longtemps immobile à rouler des pensées moroses. Ses cheveux poisseux sentaient l'eau de mer comme le bois humide de la cabine. Cette odeur salée lui donnait la nausée.

Elle se sentait seule au milieu de la mer, perdue et abandonnée ainsi qu'une naufragée sur un radeau. Elle avait rompu de ses propres mains toutes les amarres qui la retenaient à son existence brillante, mais personne n'était là pour lui tendre la main sur l'autre rive... Où renouer le fil brisé ? En supposant que ce gentilhomme-pirate voulût bien la mener à Candie, que ferait-elle là-bas, sans fortune ? Elle n'avait qu'un repère auquel se raccrocher, celui d'un marchand arabe, Ali-Mektoub... Puis elle se souvint qu'un Français, gérant de sa charge de consul, devait s'y trouver. Elle pourrait s'adresser à lui. Elle chercha à se rappeler son nom :

Rocher ?... Pocher ? Pacha ?... Non, ce n'était pas cela...

Des cris et des sanglots de femme, tout proches, la tirèrent de sa torpeur. De minces rayons rouges filtraient à travers les planches et lorsqu'elle tira la porte, elle reçut en plein visage le reflet pourpre du crépuscule. Le soleil, telle une boule de feu, s'enfonçait dans la mer. Angélique mit la main sur ses yeux. À quelques pas d'elle, deux hommes d'équipage empoignaient une fille, presque une enfant, qui se débattait en hurlant. L'un des hommes lui tenait les bras tandis que l'autre la caressait avec fièvre, en ricanant. Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour.

– Laissez cette petite ! cria-t-elle.

Et comme ils ne paraissaient pas l'entendre, elle marcha sur eux et arracha le bonnet de laine de celui qui tenait l'enfant.

Privé de son couvre-chef qui chez un marinier fait partie de lui au même titre que sa tignasse, l'homme lâcha prise et tendit les mains.

– Hé, mon bonnet ! cria-t-il.

– Voilà ce que j'en fais, paillard, riposta Angélique en expédiant la coiffure par-dessus bord.

La fille s'était promptement dégagée. Tendue, à quelques pas, elle observait la scène avec stupeur... Lés deux hommes n'étaient pas moins surpris. Après avoir contemplé bêtement le bonnet voguant sur les flots, leurs regards revinrent vers Angélique et ils se poussèrent du coude.

– Méfiance ! grommela l'un d'eux, c'est la gonzesse qu'on a repêchée tantôt, la gonzesse aux écus d'or. Des fois que notre marquis aurait des vues sur elle...

Ils s'éloignèrent sans insister. Angélique se tourna vers la jeune fille. Elle était plus âgée qu'elle ne l'avait pensé tout d'abord. Elle devait avoir une vingtaine d'années, d'après son visage pâle aux grands yeux noirs sous des cheveux sombres, abondants et frisés. Mais son corps frêle dans sa robe blanche était celui d'une adolescente.

– Comment t'appelles-tu ? demanda Angélique, sans grand espoir d'être comprise. À son étonnement l'autre répondit :

– Ellis.

Puis elle s'agenouilla et prenant la main de celle qui l'avait défendue, la baisa.

– Que fais-tu sur ce bateau ? demanda encore Angélique.

Mais l'autre eut soudain un bond de chat peureux et s'enfuit dans l'ombre qui maintenant tombait sur le navire.

Angélique se retourna. Le marquis d'Escrainville l'observait de l'échelle de la dunette et elle comprit qu'il était là depuis longtemps et qu'il avait assisté à toute la scène. Il quitta son poste d'observation et vint à elle. De près, elle vit son regard brillant de haine.

– Je vois ce que c'est, fit-il. Madame la marquise se croit encore parmi ses domestiques. On donne des ordres, on fait la grande dame. Je vous apprendrai que vous êtes sur un bateau de flibustiers, ma chère !

– Vraiment ? Figurez-vous que je ne m'en étais pas encore aperçue, persifla-t-elle.

Les yeux du marquis d'Escrainville ressemblèrent à de l'acier en fusion.

– De l'esprit, maintenant ! Tu te crois dans les salons de Versailles ? Avec des hommes qui boivent les paroles précieuses que tu daignes laisser tomber de tes lèvres ?... Des hommes qui se traînent à tes pieds ?... Qui te supplient ? Qui pleurent ?... Et toi tu ris, tu te moques d'eux ? Tu dis : « Ah ! ma chère, si vous saviez comme il est ennuyeux, il m'adore »... Et puis tu feins, tu ruses, tu prépares tes sourires enjôleurs... Tu calcules froidement, tu fais manœuvrer tes pantins !... Une caresse à celui-ci, un regard à celui-là... et cet autre qui ne m'est plus utile, je le rejette... Il se désespère ! Qu'importe... Il veut mourir ?... Ah ! que c'est drôle... Ah ! Ah !... Ah ! ces rires de coquette qui m'écorchent les oreilles, je les ferai taire.

Il leva la main comme s'il allait la frapper. Il s'était monté à mesure qu'il parlait, tremblant d'une rage qui lui mettait l'écume aux lèvres. Angélique le fixait, ahurie.

– Baisse les yeux, dit-il, baisse les yeux, insolente... Tu n'es plus la reine ici. Tu vas enfin apprendre à obéir à ton maître... C'est fini le temps de la monnaie de singe, et des caprices. Je vais te dresser, moi !

Et comme elle continuait à le regarder paisiblement il la frappa au visage avec une violence inouïe.

Angélique poussa un cri :

– Oh ! Vous n'avez pas le droit !

Il ricana.

– J'ai tous les droits, ici... Tous les droits sur toutes les garces de ton espèce qui ont besoin d'apprendre à plier l'échine... tu ne vas pas tarder à comprendre. Pas plus tard que cette nuit, ma belle, Tu vas savoir une fois pour toutes ce que tu es et qui je suis.

Il l'empoigna par les cheveux et la jeta dans la cabine, dont il tira la porte en tournant la clef dans la serrure.

Peu après, de nouveau des cliquetis de ferraille annoncèrent une visite. Elle se redressa, prête à tout.